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L’ÎLE DE PÂQUES


C’est la première fois que mon camarade descend à terre, et, sur sa demande, je le mène d’abord voir l’antique maraï, auquel nous allons décidément tenter aujourd’hui d’enlever une statue. Des gens nous suivent en grande troupe, ce matin, à travers la plaine d’herbages mouillés, et, arrivés là-bas, se mettent à danser sur les dalles funéraires et sur les idoles couchées, à danser partout comme une légion de farfadets, échevelés et légers dans le vent qui siffle, nus et rougeâtres, bariolés de bleu, corps sveltes et clairs parmi les pierres brunes et devant les horizons noirs ; ils dansent, ils dansent, sur les énormes figures, heurtant de leurs doigts de pieds, sans bruit, les fronts des colosses, les nez ou les joues. Et on n’entend guère non plus ce qu’ils chantent, dans le fracas toujours croissant des rafales et de la mer…

Les hommes de Rapa-Nui, qui vénèrent tant de petits fétiches et de petits dieux, paraissent tous sans respect pour ces sépultures : ils ne se souviennent plus des morts endormis là-dessous[1].

***

Nous retournons ensuite à la baie déjà familière, où sont les cases de roseaux, et là je commence à circuler d’une manière moins pompeuse qu’hier, en petit cortège maintenant, accompagné de mes seuls intimes, comme quelqu’un qui serait déjà du pays. Des hommes, qui me croisent, se bornent à me toucher la main ou à me faire un signe amical, en continuant leur route.

« Ia ora na, taio ! » (Bonjour, ami !) me disent la cheffesse et sa fille, qui sont dans un champ à arracher des patates douces et ne se dérangent plus de leur besogne. Le vieux chef me reçoit dans une caverne attenante à sa demeure, où il passe sa vie accroupi, les mains jointes sous ses genoux bleuis de tatouages ; avec sa figure rayée de bleu sombre, ses longs cheveux, ses longues dents et son habitude

  1. L’opinion admise est que les statues de l’île de Pâques n’ont pas été faites par les Maoris, mais qu’elles sont l’œuvre d’une race antérieure, inconnue et aujourd’hui éteinte. Cela est vrai peut-être pour les grandes statues de Ranoraraku, dont je parlerai plus loin. Mais les innombrables statues qui garnissaient jadis les maraï au bord des plages appartiennent bien à la race maorie et représentent vraisemblablement l’Esprit des Sables et l’Esprit des Roches. — P. L.