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L’ÎLE DE PÂQUES

jetée comme un châle sur les épaules. Elle nous offre l’eau fraîche et claire d’une gargoulette, présent rare, car il n’y a point de sources à Rapa-Nui ; les indigènes ramassent de l’eau quand il pleut et la conservent dans des gourdes où elle a vite fait de se corrompre, ou bien vont en chercher au fond des cratères, dans des mares souvent taries. Quel dénuement et quelle tristesse, dans cette solitaire demeure ! Et dire qu’il serait impossible à cet homme de se procurer autre chose, même le voulant, puisqu’ici il n’y a rien nulle part.

Ailleurs, les ermites, les reclus peuvent toujours, si l’angoisse les prend, s’en aller ou appeler au secours ; mais celui-là… on se sent froid à l’âme rien qu’en songeant à ce que doivent être pour lui les pluvieux crépuscules, les tombées de nuit par mauvais temps, les veillées d’hiver…

Nous ne voulons pas abuser davantage de l’accueil de cette dame, d’autant plus que cela risquerait de tourner mal pour l’un de nous, ou même pour tous deux, et à l’heure du repas de nos canotiers (dix heures), nous rentrons à bord, — où, depuis le matin, sont commencés les préparatifs de l’enlèvement de la statue, l’amiral ayant décidé que ce serait aujourd’hui si possible, et que nous partirions ensuite pour l’Océanie.

À midi, l’expédition est prête à aller chercher la grande idole. Dans la chaloupe de la frégate, on a embarqué d’énormes palans, une sorte de chariot improvisé et une corvée de cent hommes, sous la conduite d’un lieutenant de vaisseau. Mais je suis de service à bord, moi, hélas ! et je contemple mélancoliquement tout ce monde qui va partir.

À la dernière minute pourtant, l’amiral, dont je suis l’« aspirant de majorité », me fait appeler sur son balcon. Il remettra à demain ma journée de garde, à condition que je lui rapporte un croquis exact du maraï avant qu’on en ait changé l’aspect. — C’est étonnant ce que cela m’aura servi pendant cette campagne, de savoir dessiner, pour obtenir ainsi des permissions d’aller courir ! — Et je saute avec joie dans la chaloupe, déjà bondée de monde, où les matelots ont des figures de gens qui se rendent à une fête.

Très chargée, la chaloupe a du mal à franchir les récifs, par une passe nouvelle qui nous fera accoster dans une baie plus voisine du maraï. Nous arrivons tout de même, mais on