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LA REVUE DE PARIS

papillons jaunes et les mouches qui bourdonnent en sourdine… Nous sommes à mi-montagne, ici, au milieu des sourires de ces grands visages de pierre ; au-dessus de nos têtes, nous avons les rebords du cratère éteint, sous nos pieds la plaine déserte jonchée de statues et de ruines, et pour horizon les infinis d’une mer presque éternellement sans navires…

Ces mornes figures, ces groupes figés au soleil, vite, vite il me faut, puisque je l’ai promis, les esquisser sur mon album, tandis que mes compagnons s’endorment dans l’herbe. Et ma hâte, ma hâte fiévreuse à noter tous ces aspects, — malgré la fatigue et le sommeil impérieux contre lesquels je me défends, — ma hâte est pour rendre plus particuliers et plus étranges encore les souvenirs que cette vision m’aura laissés…

En effet, tout de suite après, c’est le départ, car le commandant s’inquiète, et nous aussi, de la trop longue route que nous avons à refaire avant la nuit à travers les solitudes centrales ; le départ, avec la certitude que jamais dans notre vie nous ne reviendrons en visite chez ces dieux, au fond de leur invraisemblable domaine.

Vers deux heures donc, au plus brûlant de la journée, recevant dans les yeux, juste en face, un soleil que rien ne voile plus, nous nous remettons en marche pour le retour, à la file, dans ces étroits sentiers dont l’existence ne s’explique pas, ayant toujours cette même herbe autour de nous, jusqu’à mi-jambe ou jusqu’à la ceinture.

Et, malgré les averses du matin, cette herbe n’est même pas humide, le sol non plus. Comment ce pays peut-il sécher si vite et sa terre redevenir en quelques heures si poussiéreuse, au milieu des immenses nappes marines qui l’environnent ?… Et puis, c’est singulier, quand on y réfléchit, la persistance de cette île et son air de quiétude, au milieu du Grand-Océan, qui, dirait-on, ne vient mouiller que ses plages de corail, sans vouloir jamais franchir une ligne convenue… Il suffirait pourtant du dénivellement le plus léger dans les effroyables masses liquides pour submerger ce rien qui, depuis tant d’années, chauffe au soleil son peuple d’idoles… Et, la fatigue aidant, je crois que peu à peu l’âme des anciens hommes de Rapa-Nui pénètre la mienne, à mesure