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LE FEU

— Si c’est celui-là…

La Foscarina se sentait attirée dans le jeu et comme contrainte d’y prêter son attention, subitement exempte d’aigreur et de rancune devant la félicité de son ami. Là aussi, sans nul effort, il avait enflammé de beauté et de passion les instants fugitifs, communiqué la contagieuse ferveur de sa vitalité aux personnes présentes, soulevé les esprits dans une sphère supérieure, réveillé chez ces artisans déchus l’antique orgueil de leur art. Pour quelques instants, l’harmonie d’une ligne pure était devenue le centre de leur monde. Et l’animateur se penchait vers les vases réunis comme si, du choix qu’il allait faire, eût dépendu la fortune de ce petit verrier perplexe.

« Oui, c’est vrai, toi seul sais vivre », lui disait-elle dans un regard de tendresse. « Il est juste que tu aies tout. Je serai contente de te voir vivre, de te voir jouir. Et fais de moi ce qu’il te plaira ! »

Elle souriait en s’anéantissant. Elle lui appartint comme une chose tenue dans le poing, comme une bague au doigt, comme un gant, comme un vêtement, comme une parole qu’on peut dire ou ne pas dire, comme un vin qu’on peut boire ou verser à terre.

— Eh bien, Seguso ? — s’écria-t-il, impatient de l’hésitation qui se prolongeait.

L’homme le regarda dans les prunelles ; puis, retrouvant son assurance, il se confia à son instinct natif. Entre tous ces vases, il y en avait cinq sortis de ses mains ; ils se distinguaient des autres comme s’ils eussent appartenu à une espèce différente. Mais lequel des cinq était le plus beau ?

Les ouvriers inclinaient vers lui leur visage, tout en exposant au feu les coupes fixées au bout des cannes, pour les empêcher de se refroidir. Et les flammes, claires comme celles que donnent les feuilles crépitantes du laurier, ondoyaient de l’autre côté des parafeux, semblant tenir les hommes, captifs par les fers de l’art.

— Oui ! oui ! — s’écria Stelio en voyant le maître verrier extraire avec des précautions infinies le vase de son choix. — Le sang ne ment point. Elle est digne de la dogaresse Foscarina, la coupe que tu lui donnes !