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LE FEU

tandis que sa main nue se refroidissait peu à peu et que les veines y prenaient la couleur de la frange marine qui courait autour de la coupe.

— Je m’appelais encore Perdita… Avez-vous dans l’esprit, Stelio, un autre sonnet de Gaspara qui commence ainsi :

Io vorrei pur che Amor dicesse corne
Debbo seguirlo[1]… ?

Et ce madrigal :

Se ta credi piacere al mio signore[2]

— Je ne vous savais pas si familière avec la malheureuse Anassilla, mon amie.

— Ah ! je vous dirai… J’avais à peine quatorze ans lorsque je jouai dans une vieille tragédie romantique intitulée Gaspara Stampa. Je jouais le rôle de la protagoniste… Ce fut à Dolo, où nous passâmes l’autre jour quand nous allions à Strà ; ce fut dans un petit théâtre de campagne, dans une espèce de baraque… Ce fut l’année qui précéda la mort de ma mère… Je me rappelle bien… Je me rappelle certaines choses comme si elles étaient d’hier. Et vingt ans sont passés !… Je me souviens du son qu’avait ma voix grêle encore, quand je la forçais dans les tirades parce que, du fond des coulisses, quelqu’un me chuchotait de crier fort, toujours plus fort… Gaspara se désespérait, se torturait, délirait pour son cruel comte… Je ne connaissais pas, je ne comprenais pas toutes ces choses, dans ma petite âme profanée ; mais je ne sais quel instinct de douleur m’amenait à trouver les accents et les cris capables d’émouvoir cette foule misérable dont nous attendions le pain quotidien. Dix personnes affamées s’acharnaient sur moi comme sur un gagne-pain ; le besoin brutal coupait et arrachait toutes les fleurs de rêve qui naissaient de ma précocité tremblante… Époque de sanglots, de suffocations, d’effrois, de lassitudes folles, de muette horreur ! Ceux qui me martyrisaient ne savaient pas ce qu’ils faisaient, pauvres gens hébétés par la misère et par le travail.

  1. « Je voudrais que l’Amour me dise — comment je dois le suivre… »
  2. « Si tu crois plaire à mon seigneur… »