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LA REVUE DE PARIS

terre. C’était l’Adige ; il descendait de Vérone, la ville de Juliette…

Un trouble ambigu se cachait au fond de son âme, pendant qu’elle évoquait ainsi la misère et la poésie de son adolescence. Elle était induite à continuer par une sorte de fascination ; et néanmoins elle ne savait pas de quelle manière elle en était venue à ces confidences, alors qu’elle s’était préparée à entretenir son ami d’une autre jeunesse, non passée, mais présente. Par quelle surprise de l’amour, après une soudaine tension de sa volonté, après un ferme propos d’affronter la vérité douloureuse, après un effort pour recueillir son énergie en désarroi, était-elle arrivée à s’attarder dans la commémoration de jours si lointains et à recouvrir avec la virginale image d’elle-même cette autre image si différente ?

— Nous entrâmes à Vérone un soir de mai, par la porte du Palio. Je suffoquais d’anxiété. Je serrais contre mon cœur le cahier où j’avais transcris de ma main le rôle de Juliette, et je répétais en moi-même les paroles qu’elle prononce quand elle paraît pour la première fois : « Qui m’appelle ? Me voici. Quelle est votre volonté ? » Mon imagination était bouleversée par une coïncidence étrange : ce même jour, j’accomplissais ma quatorzième année, l’âge de Juliette ! Le bavardage de la nourrice me résonnait dans les oreilles ; et, peu à peu, mon propre sort se confondait avec celui de la Véronaise. Au coin de toutes les rues, je croyais voir venir à ma rencontre un cortège qui accompagnerait un cercueil couvert de roses blanches. Lorsque j’aperçus les tombeaux des Scaliger enfermés dans leurs grilles, je criai à ma mère : « C’est la tombe de Juliette ! » Et j’éclatai en sanglots, et j’eus une envie désespérée d’aimer et de mourir. « Ô toi que trop tôt je vis sans te connaître, et que je connus trop tard ! »

Sa voix qui répétait les immortelles paroles pénétra le cœur de l’aimé comme une mélodie déchirante. Elle s’arrêta encore et répéta :

— Trop tard !

C’étaient les paroles atroces que l’aimé lui-même avait proférées, qu’elle-même avait redites, dans le jardin nocturne où les étoiles cachées des jasmins embaumaient, où les fruits aussi embaumaient comme dans les vergers des îles, alors