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DARWIN

seconds ; et, en prédisant ce résultat, nous nous serions trompés. Dirons-nous donc que, d’une manière générale, les cochons noirs sont plus aptes que les cochons blancs à la vie en liberté ? Ce serait s’exposer à une erreur volontaire, car, dans tel autre pâturage, il peut exister une plante ou une maladie qui tue les cochons noirs et respecte les blancs[1]. On ne peut définir l’aptitude que dans des circonstances précises. Tout changement dans les circonstances peut transformer les résultats de la concurrence vitale. Il n’y a pas des êtres plus aptes que d’autres êtres ; il y a des êtres qui, dans des circonstances données, l’emportent sur d’autres êtres, rien de plus.

Un loup est-il plus apte qu’un veau ? Mettez des loups dans un enclos fermé et riche en pâturages, ils y mourront de faim ; les veaux au contraire y prospéreront. Les veaux sont-ils donc plus aptes que les loups ? non assurément, car, si nous introduisons des loups dans l’enclos où sont déjà les veaux, ceux-ci seront mangés.

Le principe de Darwin peut donc s’énoncer ainsi : lorsque plusieurs êtres se trouvent assemblés en un même endroit, ils ne peuvent y prospérer tous, parce que les matières alimentaires sont limitées ; il se produit une concurrence vitale qui détermine une sélection naturelle dont le résultat est la persistance des êtres les plus aptes dans les conditions considérées. Ces êtres les plus aptes, nous ne pouvons les connaître qu’a posteriori, en constatant les résultats de la concurrence. Or, pour qui veut étudier l’origine des espèces ou, en d’autres termes, raconter l’histoire passée de chacune des espèces qui existent aujourd’hui, ce langage a posteriori suffit parfaitement ; bien mieux, il ne permet pas de se tromper, puisqu’il n’exprime jamais que des vérités certaines. Il raconte l’histoire, sans faire la philosophie de l’histoire. Si un historien se contente d’exposer la succession des empires dans les périodes dont on a conservé des documents certains, il ne peut pas se tromper ; il emploie le langage darwinien, puisqu’il constate, en réalité, que les plus aptes ont sans cesse persisté

  1. Ou encore, ce qui est plus vraisemblable, une maladie qui respecte un certain nombre d’individus noirs ou blancs et tue les autres, le caractère de résistance à cette maladie étant absolument indépendant de la pigmentation.