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AR MÔR

bois. D’une course, il se précipita vers la dune herbeuse où les sages de la horde l’attendaient, peu confiants dans le succès de son entreprise. Une grande clameur naquit sur ses pas, dans les rangs des Kymris. Désertant foyers et venaisons, les hommes et les femmes des clans s’abordaient, s’interpellaient :

— Qu’est ceci ?… Quel est cet étrange fardeau ?…

Quand on sut que c’était l’Ancien des Anciens que l’Osisme promenait de la sorte, à l’air libre, il y eut un moment de consternation auquel succéda un long tumulte. C’était la première fois qu’on arrachait ainsi le fatidique ancêtre aux ténèbres du tabernacle roulant où, depuis des années immémoriales, il végétait accroupi, muré dans ses songes, dépositaire encore lucide, mais taciturne, d’un insondable passé. L’acte hardi du jeune chef épouvantait, comme un sacrilège. On ne conversait jamais avec le Vieux de l’Arche que par l’intermédiaire de Hudur : elle seule avait le don de se faire entendre de lui et d’interpréter ses muets oracles. La plupart des Kymris de la génération présente ne l’avaient contemplé que du seuil de la voiture, dans l’ombre impénétrable où il gisait enfoui, sous le sordide monceau de loques qui l’enveloppait. Beaucoup se le figuraient même, sinon comme un être de fiction, du moins avec des formes déshumanisées.

— Pour peu qu’on le remue, il s’évanouirait en poussière ! avait souvent affirmé Hudur.

Quel délire s’était donc emparé de Gor ?… Avait-il cédé aux pernicieuses influences de cette contrée si particulière dont chacun sentait sur soi l’haleine inquiétante, aux effluves plus enivrants que le jus des grappes, et d’un arôme unique, d’un bouquet irrespiré ? Sur le tertre du conseil, les chefs s’entre-regardèrent avec épouvante : les uns se voilèrent la face d’un pan de leur saie, les autres rentrèrent le cou dans les épaules, l’œil dur, le sourcil froncé. Ils n’avaient point prévu cet esclandre. Chez les plus formalistes, néanmoins, la curiosité ne tarda pas à l’emporter sur la frayeur ou sur le courroux. Le mal était accompli : il n’y avait plus qu’à se résigner aux événements, qu’à en attendre l’issue.

Tout le camp avait fait cercle au pied de la butte. De lèvres

1er Avril 1902.
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