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hasard, parce que la maladie a ruiné l’organisme cérébral de Nietzsche quelques semaines ou quelques mois trop tôt ? Ou bien est-elle restée inachevée parce qu’il ne pouvait pas en être autrement, parce que l’œuvre dépassait les forces de l’auteur, parce que Nietzsche était condamné par la fatalité même de sa constitution physique et intellectuelle à n’être jamais qu’un dilettante très intelligent ; si bien que l’avortement de la Volonté de puissance serait en quelque sorte le symbole visible de la banqueroute spirituelle de la philosophie du Surhomme ? Je me demande si l’on peut choisir entre ces deux hypothèses autrement qu’en vertu de préférences tout individuelles, en vertu du plus ou moins de sympathie instinctive que nous inspire le tempérament intellectuel tout entier de Nietzsche. Mais dans tous les cas la Volonté de puissance — ébauche interrompue d’une géniale cosmologie, ou tragique effondrement d’un cerveau surmené que va terrasser la maladie — est une de ces œuvres « problématiques », qui captivent ceux-là mêmes qui les combattent, et dont Nietzsche lui-même a analysé, dans un bel aphorisme, le charme subtil et un peu pervers : « Nous sommes Immoralistes, dit-il ; nous sommes aujourd’hui la seule puissance qui n’ait pas besoin d’alliés pour vaincre ; car nous sommes de beaucoup les plus forts d’entre les forts. Nous n’avons même pas besoin de mensonge : or quelle autre puissance pourrait s’en passer ? Nous avons pour nous une séduction puissante, la plus puissante peut-être qui soit au monde : la séduction de la vérité… De la vérité ? Mais qui ose bien me mettre ce mot sur les lèvres ? Or donc, je l’en bannis ; je dédaigne ce mot orgueilleux. Non, la vérité aussi, nous pourrions nous en passer ; même sans elle nous pourrions conquérir le pouvoir et la victoire. Le sortilège qui combat pour nous, l’œil de Vénus qui séduit et aveugle nos ennemis mêmes, c’est la magie de l’extrême, le charme aux effets souverains : nous autres immoralistes, nous sommes les plus avancés… »


henri lichtenberger