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la revue de paris

aux belles manières dans le salon bleu d’Arthénice, galant, magnifique et majestueux, était venu en 1645 à Port-Royal « qui était plus sa maison paternelle que la maison même qu’il quittait ». Il y vivait non pas tout à fait comme un saint, mais comme un sage, aimable, aimé, charmé de tout et tous, partageant ses heures entre les travaux de l'esprit et du corps, donnant les unes à ses traductions ordinaires, les autres a ses jardins et à ses arbres, où il forçait la nature « pour la rendre fertile en des fruits à qui on donnait le nom de monstres à cause de leur grosseur prodigieuse ». Certes, quand il travaillait au verger, nos bons humanistes de Port-Royal, apercevant de loin sa haute taille et sa tête blanche parmi les poiriers en fleur, devaient songer au roi Laërte, ou au vieillard de Virgile. « C’est dans ce bienheureux repos et dans ces occupations tranquilles qu’il a achevé sa carrière. Jamais on n’a trouvé d’emblème plus juste ni de devise qui lui convînt mieux que celle qu’on a mise au-dessous de son portrait, d’un cygne qui se promène tranquillement sur les eaux et qui chante étant près de mourir avec ces mots : Quam dulci senex quiete[1]. »

Les beaux fruits qui tentaient si fort le petit Racine ne paraissaient point sur la table des Messieurs. Ils étaient vendus au profit du monastère, à moins que M. d’Andilly n’en fît hommage aux dames bienfaitrices de la Maison, à Mademoiselle, à la Reine-Mère. Anne d’Autriche estimait M. d’Andilly. Elle demandait souvent de ses nouvelles, et s’il faisait vraiment des sabots dans son désert. Lorsqu’on servait sur la table royale les poires et les pavis monstrueux que M. d’Andilly avait fait croître sur les espaliers des Granges, l’officier de bouche ne manquait pas d’en avertir la Reine, et le cardinal Mazarin lui-même goûtait avec plaisir à ces « fruits bénis ».

Si M. d’Andilly pouvait se dire le surintendant des jardins, M. Bouilli, ex-chanoine d’Abbeville, était le général en chef des jardiniers. Il connaissait parfaitement bien le métier de vigneron et replanta ou restaura toutes les treilles. Sous les ordres de M. Bouilli, travaillaient ces deux hôtes mystérieux

  1. Mémoires de Fontaine, I.