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LA REVUE DE PARIS

l’Étude. J’ai oublié de les prendre, et si je ne les encadre pas dans l’anecdote, ils seront à jamais perdus pour la postérité. Si vous êtes assez bon pour me répondre dès la présente reçue, je recevrai à temps la petite pacotille que je mettrai à bord de votre vaisseau amiral. Adieu, mon cher Victor, je pense bien à vous, et j’espère que vous m’aimez toujours. Mes respects, s’il vous plaît, à Madame.

Sainte-Beuve


Victor Hugo avait eu un tort grave quand, au commencement de l’année, il avait brusquement fermé sa maison à Sainte-Beuve ; il fit, en répondant à son billet, une faute tout aussi grave.

Après cette lutte secrète de trois mois qui l’avait tant fait souffrir, il était enfin au bout de sa peine son rival renonçait, s’effaçait, lui laissait le champ libre ; il triomphait… Quel besoin eut-il de proclamer son triomphe ?

Le 1er juillet, il envoya des Roches à Sainte-Beuve les vers de François de Neufchateau et termina sa lettre par cette fanfare :

« Nous sommes ici admirablement, si bien que nous ne savons guère quand nous en partirons ; ma femme est ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante. C’est une charmante hospitalité. Adieu. On sonne la cloche pour le déjeuner.

» N’oubliez pas de m’écrire de Liège.

» Toujours bien à vous,
» Victor.»


Sainte-Beuve reçut cette lettre pleine de joie avec un frémissement de colère. – Ah ! c’était ainsi ! elle s’était lamentée, elle s’était dite malade, épuisée, elle l’avait conjuré de partir ! Il avait consenti, il s’immolait, il s’éloignait, la mort dans l’âme !… et voilà qu’elle était « ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante » !… Il écrivit à Victor Hugo une lettre qui, malheureusement, nous manque, mais à laquelle il est aisé de suppléer : – ses amis faisaient des objections à son départ ; il disait les obstacles, il donnait des raisons… Il ne partirait pas pour Liège.

Sainte-Beuve ne part pas ! La lutte n’est donc pas finie ? Tout va recommencer, tout, les nuits sans sommeil, les jours sans travail, et les soupçons aigus, et les fureurs et les larmes ? Oh ! alors il n’y a plus d’orgueil qui tienne, il n’y a plus de génie qui vaille, il n’y a plus de grand poète, plus de nom illustre, plus d’œuvre glorieuse ; il y a un pauvre homme qui souffre, qui saigne et qui pleure. Il