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Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/364

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— Un homme… C’est un homme… Un homme ou un esprit qui descend par les rochers, — proféra l’un des aveugles dans un espagnol à peine reconnaissable.

Nuñez avançait, du pas confiant de l’adolescent qui entre dans la vie. Toutes les vieilles histoires de la vallée ensevelie et du Pays des Aveugles lui étaient revenues en mémoire et comme un refrain dans ses pensées, il se répétait le proverbe : Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

Fort civilement, il les salua, en les dévisageant avec curiosité.

— D’où vient-il, frère Pedro ? — demanda l’un des hommes.

— Il descend par les rochers.

— Je viens de par delà les montagnes, — répondit Nuñez. — Je viens de la contrée, tout là-bas, où les hommes voient ; j’arrive de Bogota, où il y a des centaines de mille habitants… Et j’ai franchi la montagne qui cache à la vue le pays et la ville.

— La vue ? — murmura Pedro. — La vue ?

— Il vient des rochers, — dit le second aveugle.

L’étoffe de leur vêtement était curieusement façonnée avec des coutures de modèles divers.

Les mains tendues, ils firent vers lui des gestes simultanés qui l’effrayèrent. Il recula devant ces doigts avides.

— Avancez ici ! — ordonna le troisième aveugle, en suivant ce mouvement de recul.

Ils empoignèrent l’étranger et le tâtèrent des pieds à la tête, sans desserrer les dents avant que leur examen fût terminé.

— Attention ! — avertit Nuñez, au moment où un doigt appuyait fortement sur son œil.

Sans doute, cet organe, avec ses paupières mobiles, devait leur paraître en lui une chose anormale. Ils le palpèrent de nouveau.

— Singulière créature, Correa ! — conclut celui qui s’appelait Pedro. — Comme ses cheveux sont rudes ! On dirait du poil de lama.

— Il est aussi rugueux que les rochers qui l’ont enfanté ; peut-être qu’il s’affinera, — répondit Correa, explorant d’une