Page:Revue de Paris - 1907 - tome 6.djvu/279

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vers une longue clairière, la rivière s’élargissait en lac sous la lumière argentée de septembre. Lily n’avait nul désir de se joindre au groupe qui entourait la table à thé : ce groupe représentait l’avenir qu’elle avait choisi ; elle en était satisfaite, de cet avenir, mais sans hâte d’anticiper ses joies. La certitude de pouvoir épouser Percy Gryce quand il lui plairait avait délivré son esprit d’un pesant fardeau, et ses embarras d’argent étaient trop récents pour que leur disparition ne lui laissât pas un sentiment de soulagement qu’une intelligence moins perspicace aurait pu prendre pour du bonheur. Elle était au bout de ses tracas vulgaires. Elle pourrait arranger sa vie à sa guise, monter à cet empyrée de sécurité où les créanciers n’ont pas accès. Elle aurait des robes plus chic que Judy Trenor, et beaucoup, beaucoup plus de bijoux que Bertha Dorset. Elle serait libérée à jamais des subterfuges, des expédients, des humiliations imposés aux gens relativement pauvres. Au lieu d’avoir à flatter, c’est elle qui serait flattée ; au lieu d’être reconnaissante, c’est elle qui recevrait des remerciements. Il y avait des comptes anciens qu’elle pourrait régler et d’anciens bienfaits qu’elle pourrait reconnaître. Et elle n’avait aucun doute sur l’étendue de son pouvoir. Elle savait que M. Gryce était du petit type circonspect, le plus inaccessible de tous aux impulsions et aux émotions. Son caractère était de ceux chez qui la prudence est un vice, et les bons conseils la plus pernicieuse nourriture. Mais cette espèce n’était pas inconnue à Lily : elle n’ignorait pas qu’une nature aussi parfaitement sur ses gardes est contrainte de trouver un immense débouché pour son égoïsme, et elle décida d’être pour lui ce que ses Americana avaient été jusqu’à ce jour, — c’est-à-dire la seule propriété dont il s’enorgueillit suffisamment pour faire des dépenses en son honneur. Elle savait que cette générosité envers soi est un des modes de l’avarice, et elle résolut de s’identifier à tel point avec la vanité de son mari que de satisfaire ses désirs, à elle, deviendrait pour lui la façon la plus exquise de se gâter lui-même. Ce système la forcerait peut-être, d’abord, à recourir à quelques-uns de ces subterfuges, de ces expédients, dont elle entendait, justement, qu’il la délivrât ; mais elle était sûre qu’en peu de temps elle serait capable de jouer le jeu à sa manière. Comment se serait-elle défiée de ses facultés ? Sa