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éprouver la qualité de ses sentiments. Elle avait été plusieurs fois amoureuse de fortunes ou de carrières, une fois seulement d’un individu. Il y avait des années de cela, lors de son entrée dans le monde, elle s’était prise d’une passion romanesque pour un jeune homme appelé Herbert Melson, qui avait des yeux bleus et les cheveux légèrement ondulés. M. Melson, qui ne possédait pas d’autres titres ayant cours sur le marché, s’était hâté de s’en servir pour capturer miss Van Osburgh, l’aînée : depuis lors, il était devenu gros et asthmatique, et était sujet à raconter des anecdotes sur ses enfants. Si Lily se remémorait cette première émotion, ce n’était pas pour la comparer avec celle qui la possédait maintenant ; le seul point de comparaison, c’était ce sentiment de légèreté, de libération, qu’elle se rappelait avoir éprouvé, dans le tourbillon d’une valse ou dans un tête-à-tête, au fond d’une serre, pendant la courte durée de son roman de jeunesse. Elle n’avait pas retrouvé, depuis, cette élasticité, cette ardeur de liberté ; mais aujourd’hui, c’était quelque chose de plus qu’un aveugle tâtonnement de l’instinct. Le charme particulier de son sentiment pour Selden, c’était qu’elle le comprenait ; elle pouvait mettre le doigt sur chaque anneau de la chaîne qui les unissait l’un à l’autre. Bien que la popularité de Selden ne fût pas bruyante, sentie plutôt qu’exprimée dans le cercle de ses amis, Lily n’avait jamais pris pour une vie obscure la vie de cet homme qui ne se mettait pas en avant. Sa culture bien connue était généralement considérée comme un petit obstacle à la facilité des relations ; mais Lily, qui s’enorgueillissait d’avoir des idées larges et de rendre hommage à la littérature, et qui emportait toujours un Omar Kheyam dans son sac de voyage, était attirée par cette qualité, dont elle devinait qu’on aurait apprécié la distinction dans une société plus ancienne. De plus, il avait ce don : le physique de son personnage. De par sa taille, sa tête dominait la foule, et ses traits sombres et finement modelés, dans ce pays de types amorphes, lui donnaient l’air d’appartenir à une race plus rare, de porter en lui l’empreinte de tout un passé concentré. Les gens expansifs le trouvaient un peu sec, et les très jeunes filles le jugeaient sarcastique ; mais c’était précisément cet air de réserve amicale, aussi éloigné que possible de toute affirmation d’avantages personnels, qui piquait l’intérêt de Lily. Tout en lui concor-