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Lily avait pâli ; il y avait de l’âpreté dans sa voix :

— C’était de l’argent que j’avais perdu au bridge chez les Van Osburgh. Je l’ai rendu, naturellement !

— Ah ! cela, ils auront préféré ne pas s’en souvenir ; d’ailleurs, c’était l’idée de la dette de jeu qui effrayait Percy… Oh ! Bertha connaissait bien son homme : elle savait juste ce qu’il fallait lui dire !

Mrs. Trenor continua d’admonester son amie pendant près d’une heure dans ce style. Miss Bart écoutait avec une admirable patience. La nature l’avait doué d’un bon caractère qui avait été discipliné par des années de soumission forcée, puisqu’il lui avait presque toujours fallu atteindre ses fins par la voie détournée d’une aide étrangère ; son tempérament la portait à regarder en face les événements désagréables dès que ceux-ci survenaient : aussi n’était-elle pas fâchée d’entendre un exposé impartial du prix que son absurdité allait probablement lui coûter, d’autant plus qu’elle ne parvenait pas encore à détacher sa pensée de Selden. Éclairée par les commentaires énergiques de Mrs. Trenor, l’addition apparaissait certainement formidable, et Lily, à mesure qu’elle écoutait, se sentait peu à peu revenir à la manière de voir de son amie.

Ce qui augmentait encore, pour son interlocutrice, la portée des paroles de Mrs. Trenor, c’étaient des inquiétudes que celle-ci pouvait à peine deviner. À moins d’être stimulée par une vive imagination, l’opulence n’a qu’une notion très vague de l’effort pratique auquel est astreinte la pauvreté. Judy savait que ce devait être « affreux » pour cette pauvre Lily d’être obligée d’y regarder à deux fois avant de mettre de la vraie dentelle à ses jupons, « affreux » de n’avoir ni automobile ni yacht à ses ordres ; mais le maniement quotidien des notes impayées, le rongement quotidien que sont les petites tentations de dépense, c’étaient là des épreuves aussi étrangères à son expérience que les problèmes domestiques incombant à la femme de ménage. L’ignorance où se trouvait Mrs. Trenor de la gravité réelle de la situation eut pour effet d’en accroître l’amertume au goût de Lily. Tandis que son amie lui reprochait d’avoir manqué l’occasion d’éclipser ses rivales, elle se débattait encore une fois en imagination contre la marée montante des dettes à