Page:Revue de Paris - 1907 - tome 6.djvu/511

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vous ne voudriez pas gaspiller votre temps pour une vieille carcasse comme la mienne ? Nous autres, hommes mariés, nous devons nous contenter de ce que nous pouvons attraper : tous les prix sont pour les malins qui ont su se garder libres… Voulez-vous me permettre d’allumer un cigare ? J’ai eu une journée terrible aujourd’hui.

Il arrêta à l’ombre, dans la rue du village, et lui passa les rênes, tandis qu’il approchait une allumette de son cigare. La petite flamme colora d’un cramoisi plus vif son visage bouffi, et, sur le moment, Lily détourna les yeux avec répugnance. Dire qu’il y avait des femmes qui le trouvaient bel homme !…

Comme elle lui rendait les rênes, elle reprit avec sympathie :

— Vous avez donc eu une masse de choses ennuyeuses ?

— Oui, plutôt !… vous pouvez le dire !…

Trenor, que sa femme et les amis de sa femme n’écoutaient guère, se prépara au rare plaisir d’une causerie confidentielle.

— Vous ne vous doutez pas de ce qu’un homme doit trimer pour soutenir le train des choses. (Il agita son fouet dans la direction des champs de Bellomont, qui se déployaient devant eux en opulentes ondulations.) Judy n’a aucune idée de ce qu’elle dépense… Ce n’est pas que nous n’ayons pas de quoi mener ce train-là, — dit-il, s’interrompant, — mais un homme doit ouvrir l’œil et ramasser le plus de tuyaux possible. Mon père et ma mère vivaient comme des coqs de combat sur leur revenu, et ils en mettaient une bonne partie de côté… heureusement pour moi !… mais, à l’allure dont nous allons, je ne sais pas où nous en serions si je n’attrapais pas quelque chose au vol de temps en temps… Les femmes s’imaginent toujours — je veux dire : Judy s’imagine — que je n’ai rien à faire que d’aller en ville, une fois par mois, détacher des coupons ; mais la vérité, c’est que c’est un travail du diable pour maintenir la machine en mouvement… Aujourd’hui pourtant je n’ai pas à me plaindre, — continua-t-il après une pause, — car j’ai fait une bonne affaire, un très joli coup, grâce à l’ami de Stepney, Rosedale… À propos, miss Lily, je voudrais que vous tâchiez de persuader à Judy d’être au moins polie avec ce gaillard-là. Il sera bientôt assez riche pour nous acheter tous, et, si elle voulait seulement l’inviter à dîner de temps en temps, il n’y a