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contrastes dramatiques de la vie. Elle avait toujours accepté avec une tranquillité philosophique le fait que les existences comme la sienne avaient pour piédestal des assises d’humanité obscure. Les limbes lugubres de la médiocrité gisaient tout autour et au-dessous de ce petit domaine illuminé où la vie atteignait sa plus belle floraison, comme la boue et le grésil d’une nuit d’hiver entourent une serre chaude remplie de fleurs des tropiques. Tout cela était dans l’ordre naturel des choses, et l’orchidée baignant dans une tiédeur artificielle pouvait arrondir les courbes délicates de ses pétales sans être dérangée par la glace qui se formait sur les vitres.

Mais c’est une chose que de vivre confortablement avec la conception abstraite de la pauvreté, c’en est une autre que d’être mise en contact avec ses incarnations humaines. Lily n’avait jamais considéré ces victimes de la destinée autrement qu’en masse. Que cette masse fût composée de vies individuelles, innombrables centres particuliers de sensations, avec leurs aspirations ardentes au plaisir, leur sauvage révolte contre la douleur, — que quelques-uns de ces paquets de sentiments fussent revêtus d’une forme assez semblable à la sienne, avec des yeux faits pour contempler le bonheur, et de jeunes lèvres façonnées pour l’amour, — cette découverte donna à Lily un de ces chocs soudains de pitié qui parfois changent l’axe d’une vie. La nature de Lily n’était pas capable d’un tel renouvellement : elle ne pouvait pénétrer les besoins d’autrui qu’à travers les siens, et nulle souffrance n’existait longtemps pour elle qui ne touchait pas un nerf correspondant. Mais, pour le moment, elle était tirée hors d’elle-même par l’intérêt qu’elle trouvait à ces relations directes avec un monde si différent du sien. Elle avait complété son premier don par l’assistance personnelle qu’elle avait prêtée à un ou deux des sujets les plus engageants de miss Farish, et l’admiration amusée que sa présence éveillait chez les travailleuses harassées du Cercle donnait un aliment nouveau à son insatiable désir de plaire.

Gerty Farish n’était pas une assez profonde lectrice des caractères pour débrouiller les fils emmêlés dont la philanthropie de Lily était tissue. Elle imaginait sa belle amie déterminée par le même motif qu’elle-même : — cet aiguisement