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et écrit comme vous le faites ? Nous croyez-vous si absorbés par un pouvoir exercé sur les plus grossières natures, que nous leur soyons devenus semblables ? Grâce au Dieu créateur en qui et par qui nous vivons, je n’ai point cessé mes travaux, et je suis encore ce que j’étais au milieu de vous, esprits fraternels, issus du divin Socrate, vous qui peut-être d’âge en âge renaissez pour adorer, pour penser et pour vous chercher.

» Nous nous sommes choisis entre tous, nous nous sommes devinés et rencontrés, nous ne pouvons jamais nous perdre et nous nous devons l’un à l’autre nos pensées entières, puisqu’il nous faut garder pour le reste des hommes un silence nécessaire. D’où vient que vous m’avez laissé combattre seul depuis un an ? Pensez-vous donc que tout soit fini et qu’il soit temps de se reposer ? Croyez-vous que Daphné n’ait pas eu ses déserteurs ? Grégoire de Nazianze, notre ami, et qui étudiait avec nous, persiste à demeurer prêtre et s’est enfui dans le Pont ; depuis la mort de Césarius son frère[1], il ne veut pas me voir, et écrit contre moi.

» Les deux Apollinaires[2] se sont déclarés mes ennemis et le plus jeune a écrit jusqu’à trente livres contre moi. Eunape[3] est toujours debout, il est vrai, et travaille courageusement. Il m’a ramené beaucoup d’esprits égarés ; il a fortifié et rallié beaucoup d’écrivains et d’orateurs admirables qui manquaient de force et de persévérance ; il a dévoilé la vie des chrétiens, et la fourberie qui tache et corrompt leur fruit encore pendant à l’arbre. »

Ici, il me regarda, je reculai involontairement.

— Toi, juif, dit-il, — toi, jeune Alexandrin, dis-moi par exemple, et dis-moi en toute hardiesse et franchise, ce que tu penses de mes efforts à rebâtir ton Temple de Jérusalem.

— On m’a dit en Perse, — répondis-je avec un peu d’effroi,

  1. Césarius (saint Césaire), frère de saint Grégoire de Nazianze, né en 330, mort en 369, fut médecin de l’Empereur Julien, mais, inquiété par lui dans sa foi, quitta le palais. Contrairement à ce que semble croire Vigny, il survécut à Julien, fut rappelé par Jovien et nommé par Valens questeur en Bithynie.
  2. Les deux Apollinaires, père et fils, grammairien et rhéteur grecs, enseignèrent à Béryte et à Laodicée, et embrassèrent le christianisme. Le jeune finit hérésiarque.
  3. Eunape, né à Sardes, zélé partisan de Julien, se montra ardent adversaire des chrétiens. On a de lui des Vies des Philosophes.