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LA REVUE DE PARIS

sur les sommets. Elle ne s’en étonnait point, n’ayant jamais vu d’autres pays. Là-bas, au milieu des pierres, il faut lutter. Parfois le vent est le plus fort, parfois les hommes.

Ils travaillaient en ce moment, en bas sur la pente. De petites formes humaines roulaient de grosses pierres et rehaussaient les brise-vents avec cette même lenteur de gestes qu’avaient leurs pères et leurs grands-pères. Comme si l’on eût fait sonner une monnaie de cuivre contre un rocher, la cloche de la vallée tinta frileusement dans l’air frais de la montagne.

Le jour s’achevait. Une ligne vivante descendit, dans une marche saccadée de fourmis, vers le village dont les maisons, comme un troupeau de moutons chassés vers l’abreuvoir, s’accrochaient en rangs désordonnés le long du torrent.

Jella déchiqueta sans raison le chétif feuillage d’un érable, et regarda dans l’abîme, dont les bûcherons disaient qu’il rejoignait l’autre côté de la terre. Elle fit tomber en tas, de ses mains, les feuilles froissées. Elle se retourna.

En bas, des gens marchaient sur le sentier. Elle reconnut les voix. Deux personnes s’approchaient. L’une était Slatka, la femme du forgeron borgne, et l’autre peut-être sa belle-sœur. Les buissons empêchaient Jella de voir ces femmes, mais elle entendait clairement leurs paroles dans le grand silence.

Les femmes s’arrêtèrent juste au-dessous d’elle pour se reposer ; la voix aiguë de Slatka parvint la première aux oreilles de la jeune fille.

– Il l’apprit à l’auberge… puis il rentra chez lui et lança la hache contre sa femme.

Elles parlaient de Franjo, du tonnelier ivrogne, qui naguère allait souvent chez la mère de Jella, jouer de l’accordéon au clair de lune.

La voix des femmes se fit plus basse ; elles commencèrent à parler d’autre chose.

– C’est elle la cause de tout… cette traînée !

– Elle a sali le village, – dit l’autre. – Maudite aux yeux noirs ! C’est elle aussi qui affola Franjo. Auparavant, c’était un homme rangé, craignant Dieu. Jamais il ne se saoulait en semaine.