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AU PAYS DES PIERRES

Elle se cachait dans l’étable et prenait dans ses bras les chèvres parce qu’elles ne demandaient rien, Elle ne rentrait dans la maison que lorsqu’elle s’était imprégnée d’air libre. Elle passait, en épiant, sa tête dans la porte. Si elle voyait que Pierre était triste, elle se glissait par derrière jusqu’à lui et l’embrassait rapidement. Puis elle s’amusait d’avoir pu secouer l’homme du frisson de son haleine.



XVIII


Les journées passaient. Elles se ressemblaient comme des sœurs et Jella savait à peine distinguer la veille du lendemain. Les trains arrivaient, partaient, ébranlaient la terre, parsemaient la nuit d’étincelles, soufflaient de la fumée dans les rayons de soleil : puis le silence se faisait de nouveau, le grand silence où l’on entendait la chute des feuilles.

« Ce sera toujours ainsi », pensait Jella.

Et pour utiliser quelque chose de la jeune vie inquiète qui palpitait en elle, elle se roulait avec ses chèvres sur les versants des hautes montagnes.

Un jour, elle erra loin de la maison de garde. Les brise-vents avaient disparu. Une hutte de pâtre, une bergerie entourée de pierres, des sapins frisés. Plus bas, la voie ferrée s’allongeait au milieu des montagnes, comme deux cheveux tendus à l’infini. Les tunnels apparaissaient tels que des terriers à renards enfumés. Et le train traversait le champ des pierres ainsi qu’un petit lézard au corps articulé et à la tête enflammée. Jella s’était égarée dans l’empire inculte de la « Bora ». Elle se rappela les contes de Jagoda : le feu ailé, les nains, le spectre de la montagne à la barbe de pierre. Elle regardait ardemment autour d’elle. Tous, ils vivaient là. Et les yeux enfiévrés, frissonnante, elle grimpait toujours plus haut sur les rocs désagrégés, crevassés, qui gisaient couchés les uns sur les autres dans la lueur rouge du soleil, comme des os de bêtes géantes, tombées dans un grand combat. Même l’eau noire, immobile, de la crique, entre les monts neigeux, reflétait les formes des roches renversées. Partout des pierres, des pierres figées, sauvages.