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AU PAYS DES PIERRES

— Dans l’eau ?

— Oui. Et la bora a entraîné la terre des monts, et tout a été dénudé.

Les yeux de Jella brillèrent singulièrement.

— Alors, ce sont aussi les hommes qui ont rendu les montagnes si sauvages ?

Un pressentiment, obscurément ressenti, lui traversa la tête, mais elle ne put compléter sa pensée.

Pierre souffla vers la lampe un grand nuage de fumée et ouvrit les bras.

— Aujourd’hui non plus tu ne m’embrasses pas ?

Mais elle se détourna. Elle franchit le seuil d’une grande enjambée.

L’homme la suivit du regard, d’un air hébété, et se tut, comme s’il avait honte de ce qu’il éprouvait.

Dehors, les rochers se dressaient vers le ciel en ondes figées et noires, et Jella leva ses regards vers eux. Il y avait aussi dans son âme de pareilles ondes rocheuses, noires et figées. Pourquoi n’était-elle pas comme ces filles qu’elle avait autrefois connues dans son village ? Pourquoi ne pouvait-elle devenir meilleure pour cet homme, le seul qui avait été bon pour elle, qui l’avait préservée du froid et de la faim ? Elle ne trouvait pas de réponse et aurait voulu pleurer.



XIX


L’hiver vint, puis passa. La neige fondit.

Jella errait de nouveau par les forêts moites, dans l’odeur de la terre mouillée. Mais elle n’était plus comme autrefois, et pourtant rien n’était changé. Les eaux ruisselaient dans les ravins, comme si mille pulsations animaient la montagne. Comme l’année précédente, le jeune feuillage tremblait en nuages d’un vert pâle sur les branches chauves des bois ; le long des fossés, les fleurs se balançaient en taches jaunes, au bord des torrents gonflés. L’invisible révolution bouillonnait dans la terre, une vie humide montait aux arbres et les pâtres jouaient de la flûte sur les hauts sommets.