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LA REVUE DE PARIS

Inconsciemment elle regarda dans l’air, comme si elle y cherchait quelqu’un.

Des hirondelles s’assemblaient dans le ciel bleu d’acier. Elles se frôlaient rapidement, comme les pierres lancées par des frondes. Sous les battements de leurs ailes, leurs corps brillaient, blancs, dans le soleil.

À cet instant la voix d’André s’entendit distinctement :

— Elles aussi me tirent…

À présent tout était clair. Jella sauta par-dessus les rails ; elle saisit à deux mains les épaules du gars :

— Pourquoi parles-tu toujours avec ton chien quand, avec moi, tu restes toujours muet ?

Elle éprouvait la même sensation que l’autre jour, au pont, lorsqu’elle se rappela la fille au visage brun. Elle regarda hostilement le chien. Elle aurait voulu lui faire du mal, le chasser pour ne plus le voir si près d’André. Elle empoignait toujours plus fort les épaules du jeune homme ; et comme il ne répondait pas, elle le poussa du genou :

— Mais enfin pourquoi l’aimes-tu ?

André prit dans sa main le museau humide et noir de Sajo et tourna vers lui la face du chien. Il sourit silencieusement, tristement, puis, soudain, son regard devint aussi profond que dans les premiers temps, lorsque Jella croyait qu’il plongeait dans un lointain illimité !

— Pourquoi je l’aime ? — dit-il d’un accent traînant, comme s’il s’étonnait qu’on pût demander pareille chose.

Il regarda, sans défiance, dans les yeux de la femme :

— Chez nous, il y a de pareils chiens dans l’Alfold.

Les cils de Jella frémirent. Une sorte de colère jalouse mordit de nouveau intérieurement son sein, et comme elle ne pouvait anéantir ce chien étranger, elle lui lança haineusement un coup de pied.

Le gars sauta debout. Son poing se leva comme pour frapper. Mais Jella ne l’attendit pas ; elle se mit à fuir avec effroi.

André ne fit qu’un pas ; puis il s’arrêta, croisa violemment ses bras sur sa poitrine, comme s’il avait voulu se tenir lui-même pour ne pas bouger de sa place. Il darda impitoyablement son regard du côté de la femme, et dans cette seconde, invisiblement, sans bruit, quelque chose mourut.