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AU PAYS DES PIERRES

bottes. Il aurait voulu les retirer, mais ne pouvait se décider à bouger les jambes.

— Trois-mille-trois-cent-vingt-sept !

Les chiffres roulaient sans cesse derrière son front. Ils se séparaient, puis se tenaient dans un autre ordre les uns à côté des autres. Ils s’alignaient comme des soldats. Quand il les fixait mieux, ils avaient des bonnets rouges, et ils traversaient le village, et au dernier rang une fille les suivait des yeux.

Le corps du jeune homme se pencha en avant, épuisé, et ses mains pendaient toujours inertes des deux côtés, près de ses genoux. Le sang courait dans ses veines gonflées. Ses membres s’engourdirent.

Sajo le regardait avec inquiétude ; il hurlait douloureusement par moments et léchait les mains brûlantes de son maître ; mais André ne s’en apercevait pas ; il contemplait fixement l’air avec des yeux fiévreux, comme s’il avait été tout seul dans la maison.

Dans le tourment solitaire de l’homme, le chien de la Puszta était peu de chose ; il aurait eu besoin de quelqu’un d’autre, quelqu’un de là-bas, de chez lui.

Dehors, le jour commençait à poindre ; le garde ambulant frappa à la fenêtre.

Le gars, tombé en avant, était couché sans connaissance sur le sol ; Sajo, l’oreille basse, le veillait sans bouger.

Peu de temps après, André fut debout : mais son remplaçant qu’on avait envoyé de la gare ne partait pas. Jella errait tristement autour de la maison du jeune homme. Elle entrait chez lui en courant. Elle lui apportait du lait, puis s’en allait, agitée, comme si on la chassait ; elle ne trouvait nulle part sa place, depuis qu’elle ne pouvait jamais être seule avec André.

Un soir, elle se tenait près du hangar, lorsqu’elle entendit des voix sur le talus. Les hommes parlaient entre eux. L’un d’eux dit qu’André Rez avait reçu un écrit ; il pouvait aller chez lui en congé.

Jella s’accrocha à la paroi de bois. Sa gorge se resserra ; elle ne pouvait avaler ; son cœur devint lourd ; il lui semblait qu’il se décrochait, et qu’ensuite il commençait à se précipiter dans son être intérieur, en une grande chute épouvantable. Elle