Page:Revue de Paris - 1926 - tome 3.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


4 juin.

J’ai dormi dans l’herbe au Coudray[1] pendant quelques minutes et, en m’éveillant à demi, les yeux gonflés par la chaleur du soleil ou obscurcis peut-être par la chaude vapeur qu’exhalent les foins à midi, j’ai été livré pendant quelque temps à une illusion agréable. Ces hautes herbes, se trouvant à la hauteur de mon visage penché près de la terre, enfermaient ma vue dans un étroit horizon et dessinaient leurs formes élégantes sur le bleu transparent de l’air.

Dans ce moment le sens de la dimension s’obscurcit dans mon cerveau et ces charmantes graminées, que secouait faiblement une chaude brise, m’apparurent comme autant d’arbres superbes que courbait le souffle d’un puissant orage. Leurs tailles sveltes, leurs diverses figures représentaient pour moi les différents arbres dont les graminées offrent la ressemblance en miniature. L’une était le palmier élancé, l’autre le sapin à la chevelure éplorée. Un brin de folle avoine me parut secouer sur ma tête des fruits gigantesques prêts à m’écraser et, dans un lointain de quelques pieds, je crus voir la profondeur d’une forêt incommensurable. Les rangs pressés des sumacs et des vernis empourprés, les aloès épineux, les cactus, les cèdres du Liban, le bananier aux palmes voluptueuses, l’oranger en fleurs, le catalpa luxuriant, le chêne robuste, et le pâle olivier, prirent la place de ces fines aigrettes, de ces délicats filaments, de ces fleurettes imperceptibles, de ces houppes soyeuses, de ces souples follicules dont les prés abondent. L’herbe courte remplissait les intervalles des tiges comme un taillis épais et la futaie bouleversée par la tempête entrechoquait ses rameaux pesants, ses larges épines et ses cimes orgueilleuses avec un bruit épouvantable. Au milieu de ce tumulte, un rugissement sourd se fit entendre et, saisi de terreur à l’approche du lion, je me relevai brusquement et je fis bien, car un gros frelon menaçait mon nez. Mais la forêt vierge, l’immense savane et les grands arbres exotiques disparurent. Je ne trouvai autour de moi que trèfle, luzerne, gazon, fourrage de toute espèce. C’est ainsi que se termina mon voyage solitaire dans les déserts du Nouveau Monde.

  1. Maison de campagne de Charles Duvernet (ami berrichon de George Sand).