Page:Revue de Paris - 1926 - tome 3.djvu/57

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l’ordre, je ne suis blessée, ni chagrinée, ni révoltée. Cette enfant ne peut pas m’aimer beaucoup, beaucoup, parce qu’elle ne peut pas me connaître. Elle ne peut aimer beaucoup, en ce moment, aucun autre être que son mari, et celui-là, elle ne peut l’aimer que d’une certaine façon tendre, chaste, généreuse, grande, sans orage, sans enivrement, sans souffrance, sans passion en un mot. Puisses-tu, grande artiste, ne connaître que cet amour qui est certainement le seul bon, mais qui n’est pas toujours le seul possible. Tant que tu n’en connaîtras pas d’autre, je ne te serai bonne à rien et tu ne sauras pas combien je t’aime et combien je te comprends et combien je t’estime. Mais je prie Dieu que ce jour n’arrive point et que jamais tu n’aies à te jeter dans mon sein. Ce jour-là, tu souffriras ce qu’une aussi excellente nature ne devrait pas souffrir. Mon Dieu, préservez-la de me nommer un jour sa meilleure amie, car ce jour-là l’orage sera dans son âme. Elle aura un ennemi à sa droite et un ennemi à sa gauche et une multitude d’ennemis autour d’elle, son mari, son amant, le monde ! Et il n’y aura peut-être que moi pour compatir à sa douleur et pour la vénérer autant dans son martyre que dans son repos. Et peut-être serai-je morte avant ce temps d’épreuves. Mon Dieu, envoyez-lui quelqu’un qui l’aime et qui la connaisse et qui la comprenne comme moi. L’homme et la femme, la nature et la loi, l’amour et le mariage !

Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu’on peut alléguer contre la doctrine d’individualisme absolu si fort à la mode en ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d’observation que je veux consigner ici.

Avez-vous rencontré une personne qui vous parut entièrement nouvelle et inconnue ? Quant à moi cela ne m’est jamais arrivé. Tout au contraire au premier abord d’un individu que je n’ai jamais vu, je crois le reconnaître, je cherche où j’ai pu le rencontrer, et je me demande ce qu’il y a de changé en lui à ce point de m’empêcher de trouver son nom. Je ne puis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion je l’ai vu déjà. Et quand je me suis assuré autant que possible que cela n’a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de ma connaissance il doit ressembler pour m’avoir causé cette impression. Je le trouve parfois très vite, car il