les pires bourgeois. Ainsi les vatafs, ou chefs d’équipe, et leurs sinistres acolytes.
Les vatafs, — puissante corporation de chefs qui organisaient les équipes de débardeurs et de voituriers du port, étaient tous sortis de la classe ouvrière, tout en restant d’abominables roturiers, illettrés au point de ne pas savoir écrire leur nom, en dépit des fortunes considérables qu’ils avaient acquises. Ces vatafs étaient parvenus à isoler complètement la masse ouvrière de ses patrons légitimes, les exportateurs, lui enlevant toute possibilité de contact direct. Pour obtenir le nombre de bras nécessaires à leurs opérations de chargements de navires, les maisons de commerce devaient forcément traiter avec cette corporation des vatafs, qu’aucune législation ne consacrait. Elle vivait en marge de la loi, forte de la richesse de ses membres et grâce à la complaisance des grands électeurs du pays, auxquels les vatafs apportaient, lors des élections, les voix de leurs exploités.
L’exploitation des ouvriers par ces anciens ouvriers était odieuse. Non seulement les vatafs écumaient grassement les salaires quotidiens qu’ils obtenaient des exportateurs pour le paiement des travailleurs, mais ceux-ci devaient, en plus, s’ils ne voulaient pas mourir de faim, satisfaire aux conditions suivantes : 1o accepter du vataf sans jamais protester, le salaire qu’on voulait bien lui payer ; 2o être le client régulier du bistro et de l’épicerie du vataf, et fermer les yeux sur certaines fautes dans les additions ; 3o exécuter toutes les corvées exigées par le vataf ; 4o suivre celui-ci aux urnes et voter selon ses indications ; 5o supporter, parfois, d’être battu.
Naturellement, cet impitoyable système de travail n’allait pas sans qu’il y eût quotidiennement quelques côtes cassées. C’est pourquoi le vataf s’entourait toujours d’une bande de costauds qui poussaient la cruauté jusqu’à l’assassinat.
Adrien, plongé dans ses méditations nocturnes, récapitulait ainsi le pour et le contre du même problème et arrivait à un point mort :
« Non, se disait-il, je ne serai jamais un homme d’action. Mikhaïl a raison : il faut être borné, si l’on veut réussir dans ce domaine. »