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la terrasse du café où il se trouvait en compagnie de camarades, courut au groupe de choristes et emportant dans ses bras une mignonne fillette âgée de six ans environ, disparut avec elle dans une grande confiserie. Tout le cortège s’arrêta. La mère de la petite fille se détacha de la masse des manifestants et voulut suivre le ravisseur, mais elle n’osa pas pénétrer dans le beau magasin, d’où l’officier sortit, conduisant par la main l’enfant qui tenait avec difficulté un gros cornet de bonbons. Après l’avoir couverte de baisers, il la remit à sa mère, expliquant à celle-ci son geste par le chagrin qu’il venait d’éprouver par la perte récente de son unique enfant une fillette de même âge.

— Elle ressemble tellement à la mienne, — dit le capitaine, retenant péniblement ses larmes, — que j’ai cru revoir mon Olgoutsa, le jour où elle vint, parée comme la vôtre, me féliciter pour mes cinquante ans.

La femme pleura sur la main du malheureux père. Le public qui regardait pleura aussi.

Un état d’esprit nouveau, en rapport avec ce vigoureux mouvement populaire se créa dans la ville. On ne pouvait pas contester aux travailleurs du port le droit de se défendre contre une innovation technique qui menaçait leur existence. Ces six mille travailleurs, avec leurs familles et leur nombreuse parenté en ville et à la campagne, formaient les trois quarts de la population du département. Ils avaient des enfants dans les écoles et à la caserne. Ils faisaient vivre la plus grosse partie du commerce de la cité, car les riches, par snobisme, s’habillaient, se chaussaient, faisaient tous leurs achats domestiques à Bucarest ou à l’étranger. On citait des familles, qui, à l’occasion d’un mariage, commandaient à Paris jusqu’aux torchons de cuisine.

Le débardeur, lui, embarquait un dimanche femme et enfants dans la voiture du frère ou du beau-frère, la paraît de fleurs et allait passer la matinée à faire des emplettes pour tout le monde. Le marchand le saluait de loin, avec un grand coup de chapeau, l’appelant par son prénom et le félicitant pour le nouveau-né que sa femme allaitait en pleine rue. Parfois, la concurrence obligeait le négociant de poster sur le chemin de l’acheteur éventuel une armée d’apprentis-commerçants, petits rustres qui se déployaient en tirailleurs, saisis-