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— Finissons-en avec le problème du foin, et tous les hommes demanderont à danser !

Et devenant furieux

— Espèce de vieux fou ! Sais-tu où mes camarades d’école primaire, dont la plupart sont aujourd’hui promus au baccalauréat, passent leurs soirée ? Eh bien, dans les Salons de danse Weber ! Tiens, en face de ta boutique habite justement un bachelier, le fils du vataf Grigore. Veux-tu parier avec moi, non seulement qu’il ne sait pas mugir sur le Père Goriot, mais qu’il l’ignore même ? Je te dis cela, parce qu’un jour, le rencontrant, je lui ai parlé d’un autre livre de Balzac, Eugénie Grandet, et il m’a regardé comme un imbécile. Or, il aurait dû l’avoir lu dans le texte, car il a appris au lycée la langue de Voltaire, bonheur que ni toi ni moi n’avons eu.

Le savetier, la tête renversée sur le dossier de sa chaise, souriait avec tristesse. Il pensait, dans son cœur, comme Adrien, mais sa foi était mieux protégée contre les chocs des vérités pessimistes. Sans cela il n’aurait pas pu vivre.

— Néanmoins, — reprit Adrien, — je suis de ton avis : la société doit assurer, d’abord, à tous ses membres le pain quotidien. Je suis prêt à combattre pour cela.

— Ah ! — sursauta Avramaki. — Tu es prêt ? On t’a converti à Bucarest ? Mes félicitations, jeune combattant, mais comment lutteras-tu, sans avoir la foi ?

— Quelle foi ? Dois-je croire que tous les hommes seront un jour comme toi, comme Mikhaïl ou comme moi, pour vouloir qu’ils mangent, dès à présent, à leur faim ? Non. Pour cela, mon besoin de justice me suffit.

— Tu n’espères donc pas une amélioration de la pâte humaine, le jour où elle n’aura plus faim ?

— Jusqu’à un certain point, oui. Mais je ne puis espérer que le fils de Grigore vienne te chercher et te baiser les mains, à toi, bougre de cordonnier, simplement parce qu’il t’aura vu pleurer sur un livre de Balzac. Si cela pouvait être, il n’aurait pas attendu ta propagande. Il y a longtemps qu’il t’aurait découvert, comme j’ai découvert, moi, Mikhaïl, sans y être poussé par aucune propagande.

— Alors tu combattras pour peu de chose !

— Comment peu de chose ? Ne serais-tu pas heureux de