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l’avant. On n’a pas le temps de chercher midi à quatorze heures. Sympathies, antipathies, ce sont des sentiments qui n’ont rien à faire dans une organisation révolutionnaire. Là, on est un soldat, pas autre chose. Ce que tu veux, toi, c’est l’idéal, et l’idéal est l’ennemi de l’homme. J’ai appris cela à mes dépens. Corrige-toi donc, si tu veux combattre dans les rangs. Et si les rangs ne te conviennent pas, file, pendant qu’il est encore temps, ou bien les masses passeront sur toi ! Car, sache-le : le cœur, ça reçoit toutes les balles ! On a vu ça, en France, il y a cent ans, quand des têtes plus belles que la tienne ont roulé comme des courges.

Sanda, la femme d’Avramaki, mit le samovar sur la table, et la vue de cet affectueux objet de famille, rare dans les ménages roumains, tomba sur la sensibilité malmenée d’Adrien comme une douce caresse amicale. Il fit des efforts pour retenir ses larmes.

Les sentences glaciales du militant socialiste lui avaient bouleversé l’âme. Il venait, lourd de tendresse, de piété, d’amour et de révolte, offrir son cœur, c’est-à-dire tout son avoir, au mouvement révolutionnaire, et un camarade expérimenté lui disait que ce cœur n’était bon qu’à recevoir des balles des deux côtés de la barricade. Pourquoi cette cruauté ? Simplement parce que lui, Adrien, voulait que l’homme de demain fût différent de celui d’aujourd’hui. Mais cela lui semblait tout naturel ! Comment ! Des hommes allaient couper la tête à d’autres hommes, et il ne fallait pas demander aux premiers d’être exempts des appétits des seconds ? À quoi bon lutter, alors ? Pour permettre aux uns de prendre la place des autres ?

Cela n’intéressait pas Adrien.

— À quoi penses-tu ? lui demanda Sanda, lui offrant d’une main le verre de thé et de l’autre caressant ses beaux cheveux. Il ne faut pas te mettre en peine. Vous n’avez jamais été d’accord sur ces questions-là et je pense que vous ne le serez jamais. Pourquoi ne parlez-vous pas plutôt littérature ? Là, vous vous entendez à merveille.

Avramaki avala son premier verre de thé, en se brûlant la gorge, puis alluma une cigarette et tourna son honnête visage vers Adrien, qui fumait, pensif :