Page:Revue de Paris - 1932 - tome 6 - numéro 23 (extrait).djvu/17

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comme on n’en avait pas encore vue à Braïla, parcourut silencieusement les rues principales de la ville. La police tenta de lui barrer le passage du quartier central, mais elle fut refoulée par un flot humain de dix mille hommes environ, en tête duquel on pouvait voir un grand vieillard portant dans ses bras une lithographie, encadrée de drap rouge, représentant le populaire prince Couza, dont le légendaire esprit de justice avait immortalisé le nom et l’image.

Le soir, bon nombre de débardeurs se soûlèrent de joie. Ils avaient maintenant la conviction que leur victoire était certaine, car une puissance invincible les protégeait de loin. Dans un cabaret, où le père Stéphane fut traîné de force, quelques manœuvres demandèrent à l’ancien limonadier de leur expliquer ce qu’était cette « Internationale » qui avait tant d’argent qu’elle pouvait en envoyer à tous les grévistes du monde. Les réponses, peu claires, du vieux, ne les satisfirent point, et l’un d’eux conclut :

— Ça doit être comme un État, cette « Internationale ». Elle frappe sa propre monnaie ! Pour sûr !

— Et « boycotter » ? — lui demanda un débardeur. Qu’est-ce que c’est que ça : « boycotter » ?

— C’est empêcher un navire d’entrer dans le port, — dit le père Stéphane, à tout hasard.

— Non ! Moi je crois que c’est le confisquer tout à fait et le vendre au profit des grévistes !

À ces suppositions fantaisistes sur la nature de la puissante et mystérieuse « Internationale », vint s’en ajouter une autre, concernant les lois atmosphériques. Le dernier jour de cette seconde semaine de grève, un orage s’abattit sur le port. Il fut vraiment désastreux pour les armateurs et providentiel pour les grévistes. Il se forma en moins de temps qu’il n’en fallut aux hommes pour s’apercevoir que le soleil avait disparu du firmament. Averse et vent violent surprirent les élévateurs en plein travail, et furent tels que les matelots n’arrivèrent que péniblement à fermer les trous béants des cales. Les planches et les bûches leur étaient arrachées des mains, pendant que les trombes d’eau inondaient les grains déposés dans les cales des navires. Les trois élévateurs furent endom-