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fût possible de l’enfermer dans des cases dogmatiques ainsi que l’exigeaient de lui les pontifes socialistes de Bucarest. C’est Mikhaïl qui avait raison : « Il faut être borné pour pouvoir se démener avec passion sous ce drapeau-là, comme, du reste, sous tous les drapeaux. »

Non. Il voulait être libre de souffrir avec tous ceux qui, prolétaires, bourgeois ou même nobles, étaient vaincus par la souffrance, par le destin. Eh bien oui : il souffrait des malheurs qui avaient frappé les bourgeois Thüringer et, si cela avait été dans son pouvoir, il aurait tout fait pour les aider !

Un soir des premiers jours d’avril il alla rue du Jardin-Public, faire ses adieux à ses bons amis :

— J’ai reçu une lettre de Mikhaïl qui rentre de Mandchourie, — dit-il. — Il me donne rendez-vous à Bucarest. Je pars demain.

— Et nous, — murmura Anna, — les yeux rougis par les pleurs, — nous serons demain dans la rue. On vient enlever tous les meubles. La maison sera occupée par les nouveaux locataires.

Adrien en fut écrasé de douleur :

— Où irez-vous ?

— Pour le moment, chez Lina. Elle veut bien nous héberger et nous nourrir, en attendant que Max entre en fonction à Galatz. Espérons que cela ne tardera pas trop. Autrement…

Adrien les embrassa tous les trois et partit.

Place du Centre, à la lumière d’un réverbère, son regard tomba sur une affiche qui annonçait aux ouvriers l’arrivée en ville de Cristin le propagandiste et sa conférence, pour le soir même, au siège du syndicat. Adrien, curieux, voulut aller l’écouter, mais, devant la salle de réunion, bourrée de monde, il avait à peine ouvert la porte, que la voix criarde de Cristin le frappa avec ce bout de phrase :

— …Car la bourgeoisie, avide de gros bénéfices et solidement défendue par des baïonnettes…

Adrien referma vite la porte :

« Oui, la bourgeoisie est ce que tu dis, mais elle peut être encore quelque chose que tu ignores. »

Et il s’enfonça dans la nuit.

panaït istrati