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V. BROCHARD.DESCARTES ET SPINOZA.

habitude peut être acquise par une seule action, et ne requiert pas un long usage. Les hommes mêmes qui ont les plus faibles âmes pourrait acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire. »

Si on veut aller un peu plus au fond de la question, on verra encore mieux que la théorie spinoziste des passions est d’esprit tout cartésien. C’est Descartes qui le premier a écarté la distinction scolastique empruntée à Aristote entre l’âme sensitive et l’âme raisonnable. « Il y a qu’une seule âme, qui n’a en soi aucune diversité de parties : la même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés. » (Ibid., art. 47). Sans doute, à la lutte entre l’âme sensitive et l’âme raisonnable Descartes substitue le combat entre les mouvements que le corps par ses esprits et l’âme par sa volonté tendent à exciter en même temps dans la glande. Et Spinoza ne pouvait admettre rien de semblable. Mais d’abord si selon Descartes la volonté agit sur le corps, ce n’est pas directement, mais par l’intermédiaire de certaines idées liées naturellement à certains mouvements du corps ; elle doit user l’industrie ». En outre, ce qui, malgré toutes les divergences, reste commun aux deux théories – et c’est l’essentiel, – c’est que les passions au regard de l’âme ne sont que des pensées ou des idées, et qu’en somme, comme dit Spinoza, « c’est par un seul et même appétit que l’homme agit et qu’il pâtit » (prop. 4, v, schol.). – Les passions sont des idées, les appétits sont des volontés voilà la thèse commune aux deux philosophies et c’est Descartes qui l’a formulée le premier.

Il resterait, il est vrai, à savoir si Descartes lui-même ne s’est pas inspiré d’une doctrine plus ancienne. On pourrait peut-être trouver quelque analogie entre sa théorie et la χρῆσις φαντασιῶν des stoïciens, d’après laquelle, ainsi qu’Epictète le répète si souvent, le bien et le mal ne sont pas dans les choses, mais dans l’opinion que nous en avons. Mais en supposant même chez Descartes une réminiscence et comme une infiltration stoïcienne, le philosophe français n’en conserve pas moins le mérite d’avoir le premier donné à cette idée une rigueur et une précision scientifiques, et, au lieu de l’envisager seulement dans son aspect moral, d’en avoir fait le principe d’une théorie psychologique et même physiologique : il a raison en somme quand il écrit au début du traité des Passions de l’âme : « Il n’y a rien en quoi paraisse mieux combien ces sciences que nous avons