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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ARISTE. — Cela est tout à fait impossible.

EUDOXE. — Ne serait-ce pas juger qu’une action est impossible, et en même temps la faire ?

ARISTE. — Ce serait cela précisément.

EUDOXE. — Et ne faut-il pas que ce qui est soit possible ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — Comment concevoir que quelque chose est, sans concevoir que ce qui rend cette chose possible est aussi ?

ARISTE. — Cela ne se peut pas.

EUDOXE. — Et de même la pensée peut-elle connaître l’ordre des parties du monde et se connaître elle-même comme désordre ?

ARISTE. — Elle ne le peut pas non plus.

EUDOXE. — La pensée a donc à choisir entre ces deux partis ou bien ne connaître ni aucun ordre, ni aucun monde, ou bien se connaître elle-même comme composée de parties dans un certain ordre, c’est-à-dire comme un corps de forme constante.

ARISTE. — Vous avez raison.

EUDOXE. — Eh bien, dites-moi maintenant, Ariste, s’il serait raisonnable, alors que nous comprenons que le corps ne peut pas ne pas être conçu par la pensée, de chercher quelque cause extérieure à la pensée, qui expliquerait l’existence et la nature du corps ?

ARISTE. — Ne serait-ce pas préférer le fortuit au nécessaire, et l’incertain au certain ?

EUDOXE. — C’est pourtant bien ce que font ceux que le vulgaire appelle savants, lorsqu’ils donnent naïvement pour raison et explication ce qui arrive le plus souvent, prenant ainsi leur art de guérir pour une science. Ayant réfléchi depuis longtemps à ces choses, j’avais formé le dessein d’écrire une physiologie entièrement déduite des principes philosophiques que je vous ai exposés dans nos différents entretiens. Je fus détourné de ce projet par la crainte d’exciter contre moi la redoutable corporation des médecins et des physiologistes car on a fait de ces hommes à courte vue des espèces de demi-dieux et des gardiens de la philosophie.

ARISTE. — Mais, Eudoxe, pourquoi travailler à découvrir, par de pénibles déductions, ce dont l’expérience nous instruit fort aisément ?

EUDOXE. — Il ne s’agit pas, Ariste, de fermer les yeux et de deviner ce qu’il serait si simple de voir. Il s’agit, au lieu de se borner à constater la nature du corps, de montrer que cette nature est nécessaire, et a sa raison d’être dans les lois nécessaires de la pensée.