éternel. Une vérité n’est pas, dans notre existence pensante, un épisode, une de ces choses que le hasard amène et emmène, et dont Spinoza aime à dire : quod cito fit cito perit. Tout ce qui est affirmé comme vrai est affirmé comme continuellement vrai, comme devant être continuellement affirmé, et par suite l’est désormais d’une manière permanente et continue, sinon explicitement toujours, du moins implicitement. Lorsque j’ai compris que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, je ne puis cesser d’affirmer cette propriété puisque, en jugeant qu’elle est vraie, j’affirme que je ne puis pas cesser de l’affirmer ; c’est par rapport à une vérité immuable de ce genre que quelque chose s’écoule : il n’y a que la vérité immobile qui puisse être le témoin de l’universel changement.
Savoir et conserver, cela veut dire maintenir et soutenir. Galilée, depuis qu’il eut compris le mouvement de la terre, fut, à tout moment, qu’il y pensât ou non, l’homme qui soutenait que la terre tourne. Seulement, tant qu’il n’était pas amené, par d’autres idées qui impliquaient visiblement celle-là, à penser qu’il y pensait, il y pensait comme il respirait, comme il marchait, et comme le marin se balance sur ses jambes. D’où l’on peut comprendre la raison d’être de l’habitude, et ramener ce mot, au sens fort que son origine lui donne : manière d’être. La plupart des hommes seraient tentés de croire que c’est parce qu’une idée est habituelle qu’elle est permanente, c’est-à-dire qu’elle est conservée, tandis qu’au contraire l’habitude résulte de la permanence du vrai posée par la pensée, c’est-à-dire de l’obligation où la pensée se met d’affirmer sans cesse et indéfiniment ce qu’elle a une fois affirmé. La seule manière d’être que la pensée puisse s’attribuer, c’est la pensée vraie.
On demandera alors d’où viennent ces intermittences apparentes de l’acte, et pourquoi, de même que l’architecte ne bâtit pas toujours, de même le géomètre ne pense pas toujours à toute la géométrie. Il faut dire à ce sujet que, si l’on peut affirmer que l’architecte ne bâtit pas en acte, lorsque par exemple il est couché et qu’il dort, ou lorsqu’il mange, on ne peut pas affirmer que le géomètre n’est pas géomètre en acte lorsqu’il dort ou lorsqu’il mange, car la pensée ne se traduit pas nécessairement par des actes visibles et tangibles, comme fait l’acte de bâtir. Et, de même que l’architecte peut bien bâtir en acte sans y penser, s’il vient à faire tourner son compas en pensant à autre chose, il se peut aussi que le géomètre soit géomètre en acte sans y penser ou plus exactement sans savoir qu’il y pense.