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SUR LA MÉMOIRE
(Suite et fin[1].)

IV

Le Moi.

Traiter du moi, c’est traiter de la réalité du temps. Le temps n’est qu’une abstraction hors de l’implication des volontés successives. Le vrai temps, pour moi, c’est moi-même ; mon moi résulte justement de cette liaison de tous les moments de ma vie, qui fait qu’à chacun d’eux je m’appuie sur tous ceux qui l’ont précédé. Quand je dis moi, je veux dire que j’existe, c’est-à-dire que je dure, et ma durée n’est possible que par la présence, autrement dit par la puissance, du passé. Par le mot Je ou Moi, j’exprime que ma pensée ne commence point à cet instant même où je pense, mais qu’elle dépend d’autres pensées qui la paralysent, la déforment ou la soutiennent. Ainsi, en traitant du temps, nous avons déjà traité du moi. C’est pourquoi il importe de rappeler d’abord la difficulté principale que présente la question du moi, attendu que cette difficulté pourrait bien n’apparaître pas d’elle-même maintenant.

Notre vie subit, comme tout ce qui nous entoure, la loi du continuel changement. Nos sentiments, nos préférences, nos aversions font place à d’autres ; notre caractère se modifie, nos idées s’enrichissent ou s’éclaircissent. Les efforts de notre volonté concourent, avec le hasard des événements, à faire de chacun de nous de moment en moment un autre homme, et le célèbre « tout s’écoule » d’Héraclite s’applique aussi bien à nous qu’aux choses. Mais pourtant quelque chose subsiste sous ce continuel changement. Quelles que soient les crises qui nous modifient, nous ne cessons pas, du moins dans la plupart des cas, de nous reconnaître nous-mêmes, et le même mot « je »

  1. Voir les numéros de janvier et mai 1899