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exemple : « Quand je dis que l’unité de longueur est le mètre, c’est un décret que je porte, ce n’est pas une constatation qui s’impose à moi. Il en est de même, je crois l’avoir démontré, du postulat d’Euclide » (cité par M. Rougier, p. 128). L’exagération est ici trop évidente pour qu’il soit besoin de la souligner. Assimiler la « convention » euclidienne à la désignation, spontanée ou concertée, d’une unité de mesure, c’est nier l’histoire de la géométrie. De tout temps les unités de longueur ont varié d’un pays à l’autre. La géométrie n’a jamais cessé d’être euclidienne, et, pratiquement, le sera toujours. La géométrie euclidienne rentre aujourd’hui comme un cas particulier dans une géométrie plus générale. De même, les nombres réels sont un cas particulier des nombres complexes ; mais, seuls, ils sont utilisés directement dans les applications numériques. Il y a donc quelque chose d’autre que le choix d’une unité commode dans l’affirmation universelle du postulat d’Euclide, et ce quelque chose est un aspect de la pensée géométrique que Poincaré a intentionnellement laissé dans l’ombre, parce qu’il voulait mettre en lumière l’aspect opposé : la libre activité spirituelle dans l’élaboration de la science. Il y a dans la géométrie euclidienne un facteur d’objectivité et de nécessité qui ne se retrouve dans aucun système de métrique, ni dans aucune terminologie conventionnelle.

À vrai dire, la thèse conventionaliste est loin d’être claire. La pensée de Poincaré n’est pas du tout diaphane ; elle a des arrière-plans. Ce n’est pas en alignant des citations qu’on la rend plus intelligible. Nous ne contestons pas l’exactitude de l’exposé qu’en fait M. Rougier, mais nous regrettons qu’il ne l’ait pas commentée de façon plus instructive, car il s’agit d’une épistémologie des plus abstruses et des moins accessibles au profane.

L’obscure concision de Poincaré est particulièrement sensible dans ses derniers travaux, lorsqu’il étudie le rôle de l’expérience dans la genèse des concepts fondamentaux. À cet effet, il distingue selon l’usage entre les déplacements des solides et leurs déformations. La géométrie est la science des déplacements. Les changements de forme, de grandeur ou d’état sont du ressort de la physique. Cette classification originelle n’est autre qu’une convention commode. Si les déformations affectaient une allure systématique, comme dans le cas de la contraction de Lorenz, nous serions conduits à faire d’autres conventions. Ceci est contestable. D’abord, l’exemple de la contraction de Lorenz est sans valeur. L’électron se déforme en se déplaçant. Sa déformation cesse au repos. Par conséquent, si on l’envisage dans une position initiale A et ensuite dans une position finale B, il ne change pas de forme. Nous corrigeons complètement le changement en nous transportant de A en B, et nous ne constatons aucun changement de forme par comparaison de l’état en B avec l’état en A. La vérité est qu’on n’explique les changements de forme ou d’état qu’au moyen de déplacements supposés, et qu’on a eu mille occasions de constater des déformations systématiques dans les solides au repos sans jamais douter de l’invariabilité des solides, parce qu’on a toujours, en fin de compte, reporté cette invariabilité dans des éléments constitutifs, particules ou molécules. Les changements de forme ou d’état sont ou non accompagnés de changements de masse. Dans le premier cas, on les explique par la perte ou l’adjonction de particules ; c’est-à-dire par des déplacements : par exemple, un cristal qui se dissout dans l’eau pure, ou qui se nourrit dans son eau mère. Dans le second cas, on les explique par l’écartement ou le resserrement des particules, c’est-à-dire encore par des déplacements : exemple, la dilatation ou la contraction des corps en fonction de leur température. Si la ressource de l’explication par les déplacements nous était refusée, si d’autres constatations nous l’interdisaient, nous serions conduits à expliquer les changements de forme ou de dimension en recourant à une quatrième dimension des corps, et à les considérer comme résultant des intersections variables avec notre espace ou des projections variables sur notre espace de figures quadri-dimensionnelles. Il n’y a pas là de convention, mais simplement un instinct de simplicité. Comme nous avons toujours réussi jusqu’à présent à nous rendre compte de ces changements au moyen de, déplacements de parties, nous n’avons pas eu besoin d’une quatrième dimension de l’espace. Mais rien ne prouve que ce besoin ne viendra pas un jour à se faire sentir. La réponse que donne Poincaré à la question : pourquoi l’espace a-t-il trois dimensions ? n’est qu’un mélange de psychologie physiologique et de raisonnement sur les groupes qui n’éclaire pas le fond du problème. La question reste ouverte et est peut-être insoluble. Pour le moment, nous ne voyons