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HASARD OU LIBERTÉ ?[1]


Si, selon la doctrine exposée dans notre première leçon, nous distinguons, d’avec le propre point de vue de la science, le point de vue de la raison, synthèse vivante de la théorie et de la pratique ; et si, du point de vue de cette raison, c’est-à-dire du point de vue philosophique, nous examinons, et les résultats principaux, et les conditions mêmes du travail, scientifique, nous découvrons, selon l’examen auquel nous nous sommes livré (leçons II et III), entre le monde du savant et le monde réel, une différence considérable.

La science ramène à un petit nombre de grandes lois les uniformités de coexistence ou de succession, en apparence si multiples et diverses, que nous présente la nature. Or, outre que ces réductions demeurent imparfaites, et expriment des fins idéales plutôt que des résultats précisément acquis, ces grandes lois elles-mêmes résistent énergiquement à l’identification. Telles les lois de la conservation et de la dégradation de l’énergie ; telles, comparées à celles-ci, la loi d’évolution organique ; telles, à l’égard des précédentes, les lois mentales et sociales. Et chacune de ces lois, dans notre science moderne, exprime, non des rapports nécessaires dérivant immédiatement de la nature connue d’éléments simples, mais des moyennes afférentes à des ensembles infiniment complexes et essentiellement instables. Si donc les lois que la science formule affectent la forme de la nécessité, celles qui résident dans la nature elle-même apparaissent, au contraire, comme marquées d’un caractère de contingence.

Et l’analyse des conditions mêmes de notre science confirme cette conclusion. Tandis qu’une science dogmatique et métaphysique pose, a priori, comme appartenant à la nature même des choses, les

  1. M. Boutroux fait actuellement à l’Université Harvard (Cambridge, Massachussetts) une série de conférences intitulée : Contingence et Liberté. Celle que M. Boutroux a bien voulu communiquer à la Revue et que nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs est la quatrième de la série ; elle sera prononcée le 14 mars, au moment même où paraît le présent numéro. N. D. L. R.