Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 2, 1920.djvu/22

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la conscience populaire qu’il enrichissait les « partisans » et qu’il servait à construire des Versailles et des Trianons. Les institutions se transforment, mais les habitudes morales, les manières de sentir et de penser sont autrement durables : l’âme des sociétés change moins vite que leur corps.

Et voici les effets : comme les organes de l’État ne sont tout de même que des individus et des groupes d’individus qui ont reçu la même éducation que les autres et chez qui le sens social ne peut être, en moyenne, plus élevé qu’il n’est chez les gouvernés, le rendement des entreprises d’État, des industries officielles, des administrations publiques est en général médiocre. On le rend encore plus médiocre en criant sur les toits que l’État est un incapable, qu’il faut résister à ses emprises et paralyser tous ses efforts. Le président de la chambre de commerce d’une de nos grandes villes[1] nous enseignait naguère encore, en pleine guerre, en pleine période de restrictions nécessaires et de réglementations « que les freins gouvernementaux » devaient « sauter sous la poussée de l’intérêt individuel, suprême sauvegarde de l’intérêt général ». Ce notable commerçant a depuis été nommé député. Voilà l’éducation morale que nous recevons de la bouche des hommes qui passent pour les plus modérés et même les plus sages. Comment, dans ces conditions, veut-on que l’action de l’État se perfectionne et s’améliore, quand on fait tout pour la battre en brèche et la discréditer ?

Là encore l’histoire explique bien des choses. Toute notre organisation politique, issue de la résistance au despotisme, est conçue avant tout comme une machine de défense, de contrôle permanent, inspirée par une défiance systématique à l’égard de l’État et de ses agents. C’est une force essentiellement négative, quelque chose comme ce que les physiologistes appellent un pouvoir d’inhibition, toujours préoccupé de prévenir ou d’empêcher, non de faire ou d’entreprendre. Il est donc mal préparé à l’action, à l’initiative ; il tend plutôt à les entraver ou à les décourager. La responsabilité s’y dissout dans l’anonymat en même temps qu’elle s’effraye des difficultés et de la lourdeur de la machine à mouvoir.

Et cependant, est-il absolument inhérent à la nature de l’État de demeurer ainsi toujours passif, négatif et impuissant ? S’il est nécessairement l’organe de la Nation dans la défense contre l’agres-

  1. Voir Temps du 24 mars 1918.