Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 3, 1912.djvu/108

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un certain site où il se trouvait seul, il s’imaginait être devant un coin de la nature où personne n’avait jamais pénétré, il s’imaginait qu’il l’avait découvert, et que l’innocence intacte des choses souriait à l’innocence retrouvée de la pensée. Cheminant à pied en France, en Suisse, en Italie, il composait dans son imagination des tableaux, il écrivait dans sa tête des paysages qu’il oubliait devant un horizon nouveau. Qui saura jamais le nombre de chefs-d’œuvre perdus de cet écrivain avide de vie et dédaigneux de gloire ? Eh bien ! Rousseau retenait, probablement à son insu, ces impressions diverses ; et un demi-siècle après, telle circonstance, tel son, telle couleur, tel parfum, tel paysage se traduisaient harmonieusement sous sa plume... Un pareil homme, vivant avec la nature, y cherchant l’activité de l’esprit, le pain du coeur, l’oubli des misères sociales, ne peut être le réformateur outré et fiévreux qu’on s’imagine. À vouloir réformer le monde, refaire les gouvernements, bouleverser la société, il aurait fallu y penser sans cesse, et il les fuyait. – Ah ! certes, il y avait pourtant dans une pareille existence, continuée cinquante ans en plein XVIIIe siècle, un germe, un commencement de réforme politique et sociale. Il était impossible à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. Il était impossible à Jean- Jacques, lorsqu’il observait les gouvernements et les sociétés avec son esprit de vie libre, de ne pas constater qu’ils ne reposaient plus sur leurs bases. Les joies, même les plus naïves, soulevaient dans son esprit de terribles questions politiques et sociales. Mais il semblait en redouter, en contenir l’explosion. Il sentait que le combat qu’il fallait livrer, allait bouleverser toute sa vie, et il hésitait, ou tout au moins il attendait. Et si je veux me figurer à cette époque cette pensée faite pour révolutionner le monde, qui le révolutionnera en effet, qui en a sans doute l’inquiet pressentiment, qui tâche de s’arrêter, de se fixer dans sa sérénité première, je la comparerai à ces beaux lacs de la Suisse que Rousseau a tant aimés : on dirait qu’ignorant, l’issue et la pente par où ils se précipitent en fleuves, ils s’enferment en eux-mêmes et que leur joie est de réfléchir les rivages verts et les nuées roses...