Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 1, 1910.djvu/29

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29 – hasard. C’est, dans un domaine limité, une application des principes que je défends, c’est la tendance qui réagit contre un idéalisme dépréciant la vie. Peut-être au contraire le travail de la raison consiste surtout à organiser la nature. Cette conception permettrait"de justifier et de mieux justifier des sentiments comme la justice, la charité pourquoi ne pas tenter une telle justification ? L’essentiel pour l’esprit c’est de s’appliquer à la vie, de la prolonger, de nous prémunir contre la mort; et ce qui épouvante dans la mort c’est la déroute de la raison; elle n’est pas le triomphe de l’esprit, mais l’épreuve qui pourrait nous en faire douter. Ainsi cette conception oriente nos recherches et j’ai précisément vu dans l’essai de Metchnikoff une indication de la voie où je voudrais voir s’engager la morale. Quant à ma méthode même, elle n’appartient pas à moi seulement. M. Bougie. Elle date de loin. Il s’est toujours trouvé des gens pour penser qu’à force d’interventions chirurgicales ou autres, on pourrait réduire la morale à l’hygiène, c’est-à-dire pratiquement supprimer la morale. Je suis heureux de voir que ce n’est pas votre opinion. Mais cette erreur l’histoire la révèle en nous avertissantquelamoralejoue un rôle particulier; aussi notre idée de la morale suppose une expérience séculaire. Or votre thèse ne parait-elle, pas supposer précisément une « erreur morale » séculaire? Pour vous il est contradictoire d’appliquer une forme à l’action. Mais si dans tous les systèmes moraux on retrouve une même tendance profonde à l’unification des personnes et à la cohérence de la collectivité, cela doit répondre quelque réalité sociale essentielle. Et les systèmes expriment –, gauchement il est vrai, et sans conscience claire ce trait permanent. Mais il n’est pas étonnant que vous condamniez ce que vous déformez Je lis, p. 5 La morale de la béatitude inerte sortira toujours d’une théorie idéaliste de l’existence ». Ne s’est-il donc trouvé avant vous aucun moraliste pour prêcher l’action? Proudhon si idéaliste en un sens et tant d’autres! On a le sentiment que vous aussi avez fabriqué un mannequin pour le pourfendre. M. Pradines. – Le titre d’erreur morale n’indique pas que suivant moi aucune théorie morale n’est acceptable ce que j’ai voulu montrer c’est que les systèmes ne justifient pas leurs conclusions pratiques par leurs théories. Les critiques sociologues le pensent aussi M. LévyBriihl l’a soutenu. Je reconnais que les systèmes ont vu la vérité, mais non qu’ils l’ont établie. D’ailleurs l’erreur morale ne subsiste pas nécessairement, en se présentant sous les mêmes formes. J’ai essayé de montrer que, par suite des progrès mêmes de l’action, une pensée se constitue, telle que je t’exprime. Sans doute les procédés familiers de l’esprit pour rendre compte de la règle ne se justifient pas; l’action ne peut se justifier en raison. D’ailleurs je suis pleinement d’accord avec vous sur l’idée d’un élément permanent de la nature humaine; je l’appellerai même social si l’on consent à admettre qu’il n’y a pas une nature sociale antérieure à celle de l’individu, et dont la moralité serait une expression. M. Bougie, Votre thèse devient moins paradoxale qu’elle paraissait tout d’abord. Vous étiez déterministe rigoureusement, vous étiez le « sociologue des systèmes » dont vous montriez les caractères nécessairement communs; maintenant vous parlez de cohérence de l’action, de permanence des idées morales c’est la meilleure tradition du rationalisme classique Une dernière critique vous dites (p. 28) de la morale « sociologique » qu’il en dérive « ou le plus irrémédiable scepticisme ou un idéalisme déguisé Voudriez-vous expliquer cela? M. Pradines. Il faut reconnaître que dans mes résumés j’ai présenté ma pensée sous une forme abrégée j’ai voulu dire que pour moi la morale sociologique définit l’obligation individuelle par ta contrainte du milieu social. Est-ce acceptable? M. Bouglé.-D’abord on peut contester que pour la morale sociologique les devoirs envers soi-même soient secondaires. M. Pradines. – Définir, le devoir par la tradition sociale c’est en somme être sceptique en matière spécifiquement morale; le définir par la société rationnelle c’est revenir à l’idéalisme. Ce point demanderait des développements historiques M. Rauh m’avait déclaré qu’ils étaient inutiles dans cet ouvrage. M. Durkkeim. – Mais il désirait que votre autre ouvrage parût avant celui-ci. M. Bougie’. Je vous remercie. J’ai eu l’occasion d’examiner vos élèves: je comprends, après vous avoir entendu, pourquoi ils se sont intéressés à la philosophie. M. Durkheim. – Vous maniez remarquablement les concepts, et votre livre témoigne d’une indéniable force de méditation. Toutefois je m’étonne que vous l’ayez réellement « vécu ». Certes vous êtes seul juge de cela, mais j’ai eu l’impression qu’au lieu de vivre votre pensée vous