plastique utilisant la qualité comme matière brute ; c’est ainsi que le monde des concepts est le poème de la raison, la géométrie, son roman, et que les mathématiques sont sans signification subjective. Si la raison est telle, c’est surtout qu’elle s’est constituée sur le modèle de la vue, dont elle a sublimé à l’extrême les procédés et les tendances, préoccupée comme elle de fixer, d’immobiliser, de distinguer, de cataloguer et de dominer son objet. Comme l’intuition, qui est une intelligence rapide, comme l’intelligence pratique, la raison est née de l’instinct vital, de la nécessité où cet instinct contrarie s’est trouvé, pour se réadapter, de prendre conscience de ses besoins et des procédés appelés à les satisfaire. Confondue d’abord avec l’intelligence pratique, la raison s’en est trouvée dissociée par une sorte de division du travail qui a finalement donné l’intuition, pénétration de la vie, l’intelligence, sondage de la matière, et la raison, connaissance des principes, sorte d’activité canonique et artistique. Seul le concours de l’intuition, de l’intelligence et de la raison permettra de constituer la science intégrale.
Ce bref compte rendu suffit à indiquer les graves difficultés d’ordre général que soulève la thèse de M. Grandjean. Les difficultés de détail abondent également dans son œuvre. Contentons-nous d’en donner deux exemples. M. Grandjean cite souvent M. Bergson et croit s’inspirer de lui plus souvent encore : on s’étonne dans ses conditions de le voir sans plus d’explications rattacher (p. 328) l’intuition du nombre à l’intuition du temps. P. 226, il nous dit que le déterminisme est une hypothèse de travail « utile et même indispensable aux opérations courantes de la science » ; on aimerait connaître les opérations exceptionnelles pour lesquelles cette hypothèse n’est pas indispensable à la science.
Enfin, pour en venir à l’idée à laquelle l’ouvrage doit son titre, qu’entend précisément M. Grandjean par la vue ? Un passage pour le moins donne à croire qu’il attribue à ce sens une portée assez inattendue. P. 325, voulant démontrer que si les aveugles peuvent concevoir la géométrie, ce fait n’infirme nullement la théorie de l’origine visuelle de l’espace et de la géométrie, il conclut : « Même si l’on admet que des aveugles sans souvenirs visuels peuvent comprendre la géométrie, cela s’explique encore par le fait que le rôle de la vue concrète dans l’œuvre géométrique est essentiellement négatif et que la vue intérieure, imaginative, aidée des données du toucher et de la mémoire tactile, peut suffire, avec la raison, à l’intelligence des figures et des théorèmes. Mais cela n’infirme en rien notre thèse de l’origine visuelle de la géométrie, puisqu’il est entendu que, lorsque nous parlons de la vue, nous entendons la vue active, négative et reconstructive, qui agit même quand les yeux de chair sont fermés. » En vérité, cette vue qui, pour s’exercer, n’a besoin ni de représentations ni même de souvenirs visuels, mérite-t-elle son nom autrement que par métaphore ?
La Mort et son Mystère, Avant la Mort, Preuves de l’Existence de l’Âme, par Camille Flammarion, in-16, 401 p., Paris, Flammarion, 1920. – Démonstration de l’existence immatérielle d’âmes individuelles par les phénomènes dits métapsychiques : pressentiments, divinations, prémonitions, actions à distance, transmissions télépathiques, visions à distance dans l’espace et dans le temps. Deux autres volumes, Autour de la Mort, Après la Mort, dont la publication est, paraît-il, prochaine, démontreront à l’aide d’arguments semblables que les âmes sont en outre immortelles. Lecture à recommander à Mme Pécheu, dont l’Anneau d’améthyste nous a rapporté la ferme volonté d’échapper à la mort, si elle a par hasard perdu la foi chrétienne sans renoncer à ses aspirations.
Campanella, par Léon Blanchet, professeur agrégé de philosophie au lycée de Marseille, 396 p., in-8, Paris, Alcan, 1920 (Préface de M. Léon Brunschvicg, membre de l’Institut). – À la fin de l’article publié dans notre Revue (n° d’avril-juin 1919), qui devait être son testament philosophique, Léon Blanchet a fortement marqué les raisons de l’importance historique qu’il attribuait à l’œuvre de Campanella : Descartes a lu ses traités ; sa religion panthéistique a inspiré Spinoza, tandis que Leibniz avouait les suggestions dont il lui était redevable pour son panpsychisme et sa Théodicée. Campanella représente ce que la Renaissance italienne pouvait fournir de ressources pour le renouvellement de la pensée qui fait, dater du xviie siècle l’ère de la philosophie moderne ; il permet d’en établir le bilan.
La tâche de l’historien de Campanella, ainsi comprise, apparaît formidable. Léon Blanchet s’en est acquitté avec une incomparable maîtrise. Au lieu de se borner, comme l’ont fait tant de ses prédécesseurs, à des résumés des systèmes, il a