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une exposition de la doctrine de Spinoza, ni une contribution à l’étude de cette doctrine, ni une biographie du philosophe, ni un essai historique sur les origines et les tenants de sa philosophie.

Ce n’est ni ceci, ni cela, mais c’est tout cela à la fois. C’est une série de « considérations » sur le spinozisme. Considérations à la Nietzsche — comme on en fait beaucoup en Allemagne, en ce moment — sur la philosophie en général et l’histoire de la philosophie en général — sur la psychologie de la philosophie et la psychologie du philosophe. Considérations à la Nietzsche, écrites « à la manière de Nietzsche » avec une continuelle affectation de tragique et de familier. Pastiche appliqué, où manquent la verve et l’imprévu du maître. Sans doute, à la page 5 Socrate est bien traité de « Philistin », et de « petit bourgeois d’Athènes » ; on peut lire à la page 6 une réhabilitation de cette brave femme de Xantippe ; et à la page 96 la philosophie de Spinoza est bien qualifiée de « tragicomédie ». Mais c’est uniquement par de tels traits que la manière de M. Gans s’apparente à la manière de Nietzsche.

Le sujet du livre, c’est la « psychologie » du spinozisme. L’auteur veut restituer l’expérience fondamentale de Spinoza, car il pense que philosopher, c’est avant tout faire une expérience. Cette expérience (p. 3) le philosophe la projette ensuite — mais ensuite seulement — dans un système ordonné. Tout système est individuel et périssable : mais l’expérience qui fonde le système d’un grand philosophe est quelque chose d’impérissable et de supra-individuel. C’est cette expérience que l’auteur veut découvrir, et qu’il désigne sous le nom de « Spinozisme ».

Du spinozisme ainsi conçu, la tendance primordiale, c’est cette « extrême sensibilité dans les choses, de la connaissance qui porte le chercheur à ne vivre et à n’estimer chaque science que dans la mesure où elle comporte du développement de l’être moral » (p. 4). Et cette tendance trouve sa satisfaction dans l’expérience que Spinoza a instituée. Spinoza a tenté de vivre la vie scientifique comme une vie morale. La science devient pour lui un phénomène éthique (p. 4-26, p. 45). Comment une telle transposition est-elle possible ? C’est ce que l’auteur essaie d’établir par des réflexions psychologiques tout à fait inutiles sur la possibilité de « vivre » l’abstrait, d’en jouir et d’en souffrir (p. 10-16). Après avoir ainsi établi psychologiquement la possibilité de l’expérience spinoziste, l’auteur cherche à en déterminer les origines et à en restituer le progrès. Cette expérience est donnée comme le développement d’un homme qui éprouve le sentiment d’une contradiction entre l’action et la pensée, entre le connaître et l’être, entre le concept et le sentiment : tel est le point de départ de la pensée spinoziste. Son terme, c’est une tentative pour résoudre en quelque manière cette opposition initiale (p. 94).

Cette opposition initiale, Spinoza l’a vécue, incarnée en lui-même (44-45). Et d’ailleurs, s’il l’a incarnée en lui, elle se retrouvait aussi dans la vie de son époque (p. 36 sqq. et 106-109). En même temps que le spinozisme est le dénouement d’une crise psychologique, il est la solution d’une antithèse historique.

1°) Le spinozisme est le dénouement d’une crise psychologique. Il y a trois types d’hommes : l’Homme d’action, « extensif » (p. 47), qui veut se projeter dans la nature, qui est lui-même une pièce de la nature, et l’homme de pensée, « intensif », qui veut, non se projeter dans les choses, mais réfléchir les choses en soi. — L’histoire de Spinoza est l’histoire d’un homme extensif qui a manqué sa vie, et qui devient intensif.

La volonté de puissance de Spinoza (p. 57) a été d’abord gênée par son éducation talmudiste et scolastique qui a étouffé ses instincts (p. 60), par sa faiblesse physique et par son déclassement social. Ne pouvant réaliser son type, devenir un homme extensif, et d’autre part incapable d’être un pur savant, un homme tout intensif, Spinoza a été un grand caractère. « Il a vécu la science, comme d’autres vivent l’action, il a créé sa vie, sa personnalité, sa pensée comme une œuvre d’art. (Inutile d’insister sur le caractère hautement fantaisiste de cette restitution.)

2°) D’autre part, la pensée de Spinoza est la synthèse où se résout l’opposition entre la pensée scolastique purement abstraite qui nie la vie, et la mystique allemande qui nie la science ; entre la pensée scolastique qui nie la nature et la pensée de la Renaissance italienne qui l’a divinise. La philosophie de Spinoza est une philosophie scolastique dans sa forme, elle est une philosophie de la vie dans son fond (p. 38). (Voilà du bon hégélianisme.)

Telle est l’expérience spinoziste : telle est la méthode par où Spinoza sort de sa crise psychologique, concilie l’opposition historique. Mais suivons sa méthode dans son développement et voyons où elle l’entraîne.