Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 4, 1909.djvu/8

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situation tout exceptionnelle des femmes des classes riches. Il est vrai que, jusqu’à l’avènement de la grande industrie, la femme pouvait produire (filer la laine, par exemple) sans abandonner le foyer domestique : son travail industriel était moins visible (et c’est pourquoi Mme Lampérière ne l’aperçoit pas), mais il n’en était pas moins réel. Le pouvoir économique des femmes n’a été que rarement réduit à l’utilisation des ressources créées par les hommes.

Est-il désirable qu’on l’y réduise ? Est-il désirable que la femme renonce à tout effort productif, et, sauf au moment de l’enfantement, vive sans créer ? Nous ne voyons ni le profit qu’elle en tirerait ni celui qu’en tirerait la société. L’intelligence féminine ne ferait aucun progrès, puisqu’on la condamnerait à enregistrer passivement les résultats des sciences et qu’on lui interdirait toute curiosité, sauf celle qui conduirait à l’invention de petites recettes pratiques. Quant à l’activité féminine, on ne voit pas en quoi elle pourrait consister. Ménagères, les femmes n’auraient qu’à se croiser les bras puisqu’on souhaite voir les hommes s’emparer de la couture et du blanchissage ! Économistes, elles ne seraient pas plus actives, puisqu’on leur interdit l’activité bureaucratique (p. 50) et politique (p. 139) : comment « organiser la consommation » dans la société sans dresser des statistiques et sans noter des lois ou rédiger des règlements ? Esthéticiennes, sans avoir le droit d’être peintres, sculpteurs ou architectes, les femmes se contenteraient d’inspirer les artistes, si toutefois l’éducation qu’on leur réserve les en rendait capables. En définitive, c’est à l’inertie physique et intellectuelle que l’on convie les femmes. Et nous ne voyons pas quels progrès feraient accomplir à notre société ces millions d’oisives. La séparation que Mme Lampérière établit entre la production et la consommation est une séparation artificielle. Si la concurrence économique des sexes est dangereuse, plus dangereuse serait, puisqu’elle interdirait l’effort créateur à la moitié de l’humanité, une théorie qui ne laisserait aux femmes d’autre tâche que l’organisation de la dépense.

La philosophie générale de John Locke, par H. Ollion ; 1 vol. in-8o, de 482 p., Paris, Alcan, 1909. — Deux problèmes paraissent avoir tenté M. Ollion : 1° Comment se sont formées les idées de Locke (ses idées morales et religieuses aussi bien que ses idées scientifiques et philosophiques) ? 2° Comment faut-il interpréter sa « philosophie générale » ou, plus exactement, sa théorie de la connaissance ? Chacun de ces deux problèmes eût mérité un volume.

Pour résoudre le premier, l’auteur consacre une courte notice à chacun des hommes qui ont pu avoir sur Locke une influence. Cette méthode consciencieuse a le tort de disperser l’attention sur des personnages multiples au lieu de la concentrer sur Locke lui-même. Peut-être eût-il été préférable de partir des idées de Locke et d’en chercher les sources dans les écrits de ses contemporains et de ses prédécesseurs : une méthode régressive serait plus explicative que la méthode inverse suivie par M. Ollion. D’autre part, il ne suffit pas, pour expliquer la genèse d’un système, de connaître les maîtres et les amis de l’auteur ; il est plus nécessaire, peut-être, de connaître ses adversaires ; dans l’histoire de la pensée, les influences négatives ont plus d’importance que les influences positives : pour comprendre Locke, il est bon de savoir ce qu’il doit à Bacon, Descartes, Wallis, Ward, Boyle ou Sydenham ; mais il serait plus utile encore de savoir en quoi il s’oppose à Descartes, à Hobbes, à Spinoza, aux Platoniciens de Cambridge, à Herbert de Cherbury. Or, M. Ollion signale bien l’opposition de Locke et de Descartes ; mais il ne consacre aux relations de Locke et de Hobbes que quelques pages insuffisantes ; il n’a pas dit que plusieurs pages de l’Essai semblent critiquer le spinozisme ; il n’a pas fait effort pour reconstituer le réalisme des Platoniciens contre lequel paraît dirigé le demi-nominalisme de Locke ; enfin il ne parait pas avoir lu le traité de lord Herbert de Veritale : pourtant, s’il est vrai de dire que la doctrine de Locke ne peut pas s’accorder avec l’innéisme cartésien, il est bien manifeste que le 1er Livre de l’Essai ne vise aucun texte précis de Descartes, tandis qu’il parait discuter point par point (même lorsqu’il ne le cite pas explicitement) le de Veritate de lord Herbert. L’omission presque complète de cet ouvrage constitue l’une des plus graves lacunes du livre de M. Ollion.

Son interprétation de l’Essai s’inspire de celle de Riehl : elle consiste à voir en Locke un précurseur de Kant, — ou plutôt à voir en Kant un disciple de Locke. Les idées d’espace, de relation, de substance, de cause joueraient dans la connaissance, selon Locke, un rôle analogue à celui des formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement dans la Critique de la Raison pure. Sans doute, ces idées ont une genèse empirique ; mais