l’action, préliminaire à la morale, comme l’autre la science, détermine quelle conception il faut se faire de la règle morale pour qu’elle ne rende pas l’action impossible.
C’est précisément l’erreur de tous les moralistes qu’ils ont conçu la Loi morale ou le Bien de telle façon que l’action était impossible et la règle impraticable : l’idéal se montrait inconciliable avec la vie. Ils ont dû recourir finalement à des expédients. La casuistique et le probabilisme sont, en tous les systèmes, la rançon ou le châtiment de la présomption idéaliste, née d’une idée inexacte de la raison et de sa valeur objective. On croit que les choses sont soumises ou conformes à la raison dont les concepts et les lois expriment les cadres nécessaires du réel. On tient la nature pour déterminée rationnellement et, comme on ne peut pas ne pas voir que dans l’homme elle ne l’est pas absolument, qu’il y a en nous du devenir, de l’être en formation, donc de l’indétermination, on veut y trouver au moins une détermination idéale préludant à la détermination réelle et l’appelant. La nature est déterminée ; l’homme est appelé à se déterminer, mais selon un concept préalable qui est la vérité de sa nature. C’est ainsi que l’énoncé du problème moral est solidaire d’une certaine solution du problème métaphysique : aussi M. Pradines ne sépare pas la morale de la métaphysique dans son histoire critique des systèmes.
L’erreur fondamentale des métaphysiciens lui paraît issue d’une vérité entrevue par Socrate et défigurée par ses successeurs. Socrate en son « connais-toi » — singulièrement interprété par M. Pradines — aurait voulu dire que, ne pouvant connaître que nous, c’est en nous qu’il faut connaître les choses, dans les idées que nous nous en faisons. La vérité de cette thèse c’est que c’est nous qui faisons l’intelligibilité des choses, en créant les idées par lesquelles nous les comprenons ; mais, de ce que nous ne les comprenons pas par nos idées, Platon en conclut que les idées en sont toute la réalité et par là il fait de la vérité une erreur ; car c’est précisément parce que l’idée sert à comprendre l’être qu’elle n’est pas l’être, mais un moyen factice de le saisir et de fonder notre action. Sans cesse les grands métaphysiciens ont été sur le point de le comprendre, et toujours ils sont retombés dans l’erreur idéaliste. Même les plus récents théoriciens de la connaissance, Renouvier, Boutroux, Bergson ont hésité à aller jusqu’au bout de leur critique, à fonder le vrai pragmatisme.
Pourtant le pragmatisme est la seule doctrine de la connaissance qui rende la morale possible. C’est ce que doit nous montrer le second volume de M. Pradines. L’auteur y établit tout d’abord (Livre II : La vérité) que la connaissance intelligible est une action libre, auxiliaire de l’instinct vital et dont l’œuvre est une fiction, une hypothèse, exprimant les conditions où les choses sensibles nous sont utilisables et nullement la réalité intime de ces choses qui sont toutes également contingentes, c’est-à-dire incommensurables avec nos idées, donc indéterminées. Notre être n’est pas moins indéterminé que son milieu. Nous ne sommes rien qu’une forme spéciale d’action, une des actions de l’univers. Il ne faut demander à cette action que d’avoir un but et la plus grande puissance possible. Et en effet nous sommes puissance et c’est en quoi nous sommes libres (Livre III : La liberté). La liberté n’est pas la contingence : c’est l’indépendance à l’égard du milieu et l’aptitude à réagir sur lui et à se l’adapter. Cette puissance est solidaire du développement de la raison, comme faculté de concevoir le général. Non que la pensée pure puisse être une cause d’action ; mais parce qu’elle est le moyen d’une meilleure organisation des tendances. L’action ne naît jamais que de la vie ; mais, grâce à la réflexion, la vie et l’action s’orientent indéfiniment en des voies nouvelles.
Or, c’est avec cette liberté que les morales traditionnelles entrent en conflit. La morale a la prétention d’imposer une loi à la vie et une loi universelle : c’est nous demander de nous fixer, c’est-à-dire de n’agir plus ; c’est nous demander de n’être plus nous, c’est-à-dire de n’être plus (p. 170). Une telle loi serait d’ailleurs inefficace. Un concept rationnel ne peut pas plus être cause d’une volition qu’une loi physique n’est cause d’un des faits particuliers dont elle énonce la forme générale. — La seule morale possible est celle qui se fonde sur ces deux principes : la raison n’est jamais qu’un moyen ; l’action morale n’est que l’emploi de la raison à sa fin sensible (Livre IV : Le Bien). Un bien n’est jamais que l’objet d’une préférence. Le bien moral — (l’objet d’un vouloir raisonnable) — c’est l’objet d’une préférence éclairée. C’est ce que nous voulons non par l’impulsion précipitée d’un instinct, mais après réflexion, ayant confronté notre désir à toutes nos tendances et à toute notre expérience. De sorte que la volonté morale c’est la volonté de l’être qui se connaît le mieux dans la situation qu’il