part, la vertu n’est bonne que si elle est vraie, c’est-à-dire si elle a un objet ; il faut donc que la moralité corresponde à l’ordre des choses, qu’elle concoure au but que poursuit cette conscience obscure qui est immanente à l’univers. C’est la même application du même principe : l’esprit se donne à lui-même une loi, mais cette loi est vaine, si elle n’est pas en même temps la loi des choses. Or comment la vertu demeurerait-elle à la fois désintéressée et efficace ? Si elle est renoncement, comment la juger à l’œuvre ? Pour qu’elle soit elle-même, c’est-à-dire pour qu’elle témoigne d’une parfaite abnégation, il faut que la vertu soit une illusion, il faut que son œuvre soit absolument vaine. Et c’est ce qui est en effet : l’objet propre de la moralité ne peut se constater scientifiquement dans l’univers, les conditions matérielles de fexistence contredisent aux conditions morales, la nature donne un perpétuel démenti à la conscience. Celui qui se dévoue à la cause de l’idéal ne le verra jamais triompher ; il aura vécu, il sera mort pour une ombre ; par là il sera doublement grand, pour avoir cru, et pour avoir été trompé. La vertu est une duperie ; mais sans cela elle ne serait pas vertu, et c’est à cause de cela même que le sage doit la pratiquer, vivre en saint le cœur plein d’ironie contre soi-même, contre les hommes, contre Dieu. Étrange paradoxe, qui fait que l’historien de saint Paul regrette que l’apôtre un jour n’ait pas su regarder son œuvre avec un sourire de détachement et de scepticisme, qu’il n’ait même pas maudit ou raillé la vertu. Quoi donc ! si la nature est le mal, je m’y soumettrai ! « Le mal, dit Renan, c’est de se révolter contre la nature, quand on a vu qu’elle nous trompe. » Non, répondrons-nous, le mal n’est pas là ; se révolter, et soulever l’humanité contre la puissance cruelle qui lui aurait imposé la loi de la souffrance, ainsi que fit Épicure, ce serait bien faire ; ce serait, dans une telle hypothèse, l’unique moyen de bien faire. Le mal est ailleurs : il consiste à subordonner la valeur de la moralité aux lois de la nature, à demander au fait, à l’événement de légitimer le devoir. Le mal, c’est, quand on a reconnu que l’idéal est ce qui contient le plus de richesse spirituelle, de demander au monde une autre richesse, de vouloir juger l’idéal par la réalité.
Les réflexions précédentes suffisent-elles à montrer comment Renan a formé ses pensées philosophiques ? Elles ne suffisent pas à faire comprendre comment il s’y est arrêté, et comment elles ont pu le satisfaire. La logique, à vrai dire, ne peut apporter à des conceptions morales qu’une justification théorique et, pour tout dire, apparente. La raison profonde, le principe de ces conceptions gît dans un sentiment, dans « une pensée de derrière la tête » qui ne peut ni se réduire en argument, ni se traduire par une expression claire, mais qui fait partie en quelque sorte de la personnalité elle-même du penseur, qui vit et agit en lui, à son insu parfois. Si Renan a conçu la vérité et la moralité comme de simples relations, c’est qu’elles étaient pour lui relatives à quelque chose d’autre qui était l’absolu. Le vrai et le bien existent, s’il existe un être qui a donné une destinée à I’homme et un but au monde. Toutes les pensées de Renan, de quelque nature qu’elles soient, révèlent une préoccupation constante et dominante du problème religieux ; son œuvre est essentiellement d’ordre théologique. Ici encore,