Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/138

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rien, reconnaître que tout homme est une Raison. À l’idéalisme antique qui se fondait avant tout sur la nécessité logique et esthétique des universaux, et qui était toujours plus ou moins forcé d’admettre dans l’individu quelque contingence, Spinoza substitue, sous l’influence de Descartes, un idéalisme nouveau qui exclut comme illusoires les idées universelles de genre et d’espèce et qui affirme tout d’abord la nécessité rationnelle de l’individu. Au lieu de se sacrifier à la beauté ou à la régularité de l’ordre et de rester en dehors du système qu’il pourrait troubler, l’individu déclare inconsistant l’ordre qui ne le comprend pas et s’établit énergiquement au centre du système qu’il développe de lui-même.

Sans doute la différence de ces deux conceptions tient à des façons différentes d’entendre la Pensée. La Pensée, selon les anciens, la Pensée qui se pense, fonde son unité sur son homogénéité absolue. Elle ne connaît essentiellement qu’elle-même, d’après le principe, que le semblable peut seul connaître le semblable. Elle est l’Être déterminé par excellence, l’Être achevé, l’Être parfait, dont l’acte pur est la réflexion sur soi. Elle est incomparable, parce qu’elle est le terme dernier de toute comparaison. Si elle agit sur les êtres, ce n’est pas par impulsion, mais par attrait, ce n’est pas par un contact direct, mais par l’influence qu’exerce tout le long de la nature la perfection des modèles qui plus ou moins l’imitent : de telle sorte qu’elle est la suprême artiste de l’œuvre d’art qui s’accomplit dans les choses. La Pensée divine, telle que la conçoit Spinoza, est un Infini qui ne saurait se réfléchir, qui, au lieu de se penser éternellement, produit éternellement des êtres ; elle est imcomparable parce que ce qui est par elle ne saurait être comme elle. Elle n’est donc pas un objet déterminé qui puisse servir d’exemplaire et faire de la nature sa copie. Elle n’est pas la cause finale, la cause transcendante qui se tient à l’écart des choses qu’elle meut ; elle est la cause efficiente et immanente, qui soutient immédiatement les choses de son action. Elle ne fait qu’un avec ce qu’elle engendre ; mais ce qu’elle engendre est autre qu’elle : ce n’est pas la notion universelle, c’est l’individu ; et entre elle et l’individu rien ne s’interpose. La réalité n’est donc pas une œuvre d’art qui s’organise selon des formules : elle est un ordre vivant d’affirmations individuelles, un système d’inspirations singulières. La Pensée divine est indifférente à tout, c’est-à-dire à toutes les qualifications générales par lesquelles on vient du dehors dénommer les êtres ; elle n’est pas indifférente aux individus qu’elle déter-