Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

liste, pour se les approprier, certaines conceptions chrétiennes. Dans la Préface qu’il composa pour les Œuvres posthumes, Jarig Jellis s’efforçait d’établir que le christianisme, étant par essence une religion rationnelle, ne devait pas être opposé à la philosophie de Spinoza. N’est-ce pas, disait-il, une idée chrétienne que l’idée d’un Dieu souverain maître de l’univers par sa puissance et ses décrets ? Toutes les vertus que recommande Spinoza, la force d’âme, la générosité, l’ardeur de la science vraie, ne sont-elles pas des vertus chrétiennes ? À quoi revient la promesse de la Nouvelle Alliance, sinon à ce que le spinozisme affirme expressément, savoir que le règne de la loi est fini, que la révélation, désormais immédiate et intérieure est tout entière dans les vérités éternelles qui expriment Dieu en l’homme ? Enfin Spinoza n’a-t-il pas fermement conçu que le salut ne peut être que dans l'amour de Dieu et de notre prochain en Dieu ? Voilà certes des rapprochements qui ne sont pas sans raison et qui affectent une valeur historique par l’influence que le spinozisme a exercée sur la théologie allemande. Ce serait toutefois se méprendre que d’oublier des différences certaines qui sont entre le christianisme et le spinozisme des différences d’esprit. Spinoza ne se soumet pas à la pensée chrétienne, il en adapte certaines formules à une conception qui est exclusivement rationnelle et qui prétend se justifier par elle seule. Et alors même qu’il interprète par sa doctrine propre certaines doctrines du christianisme, il reste résolument en dehors du sentiment chrétien. Précisément parce qu’il tend à poser la vérité dans un acte immédiat, il donne à cet acte pour expression adéquate et directe la nature ; il travaille à effacer ainsi ie sens de ce qui n’est pas joie entière, entière vertu ; il jette une sorte de défaveur sur l’effort impuissant, la résignation douloureuse, la certitude mêlée d’espérance. Il considère que la grâce doit faire oublier l’épreuve, et qu’il n’y a d’autre voie pour la vie que la vie. La souffrance est donc irrationnelle et mauvaise : elle est une négation, non une affirmation de l’être, une oppression, non un relèvement. L’état éternel de béatitude en lequel la vie humaine et la vie divine s’unissent, n’admet pas en soi la douleur, la passion : il est l’action pure, inaltérable infiniment heureuse. Pour prouver que de toute éternité Dieu est présent au monde et à l’homme, il n’est rien de plus clair, selon Spinoza, que la félicité humaine, rien de plus triomphant que le cri de joie de la nature.

Victor Delbos.