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Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/199

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fait d’ordinaire, qu’il a expressément voulu fonder ses théories morales et juridiques sur le fait moral et juridique, et simplement dégager la signification profonde de ce qu’on pourrait peut-être appeler le fait pratique (non le fait idée, le fait intellectualisé déjà par la réflexion qui s’en empare, mais le fait sentiment et croyance, qui est la matière de l’opinion commune). Il faudrait se rappeler aussi que pas un instant il n’a cru que son formalisme lui interdisait de s’occuper des droits et des devoirs et de donner un contenu aux principes pratiques. Enfin la Critique du Jugement achèvera de nous rendre suspect le prétendu individualisme de Kant, en nous empêchant d’identifier le noumène et la chose en soi, la personne humaine et l’absolu des métaphysiciens.

Nous ne voulons pas dire que la conception kantienne du droit soit exempte de toute difficulté, et la généralité de l’interprétation individualiste qu’on en a donnée nous indique qu’elle est partiellement fondée, et peut-être aussi que la théorie kantienne est incomplètement élaborée, obscure dans la pensée même de son auteur. Mais nous ne la croyons pas orientée principalement de ce côté, et ce n’est pas à un développement nouveau de l’individualisme qu’elle a donné naissance. La philosophie de la volonté n’est individualiste que lorsque à la volonté elle substitue purement et simplement une forme abstraite, qui est encore une œuvre de la raison spéculative. Avec la poussée du sentiment social qui s’est faite au xviiie siècle, principalement en France, et dont Rousseau a été l’un des interprètes, c’est la doctrine de Kant et, mieux encore, à certains égards, celle de Fichte qui ont contribué à fixer dans la philosophie l’idée d’une rénovation de l’homme par la volonté, tandis que la Révolution française a été, avant tout, l’effort populaire pour réaliser cet idéal dans la société.

Pour combattre, comme le fait justement M. Richard, cette opinion trop répandue, que la Révolution aurait été, avant tout, individualiste, et que l’économie politique orthodoxe en serait la vraie théorie, il n’est pas nécessaire de montrer qu’elle a subi d’autres influences que celle de Rousseau, et d’affirmer qu’elle n’a pas été comprise par Kant. Le triomphe de la personnalité est tout le contraire du triomphe de l’égoïsme individualiste, si l’on veut bien admettre que la personne, c’est la volonté, et que la volonté ne se laisse pas étrangler dans les étroites limites de l’individualité, qui en est comme le vêtement et l’apparence externe. Nous ne parvenons pas à comprendre cette sainte horreur que certaines doctrines professent à l’égard de la volonté, au nom de l’amour ; et il nous semble qu’on en dénature et qu’on en rétrécit trop aisément la notion. Il est généreux de placer l’amour au plus profond de l’âme humaine ; mais l’amour — un sentiment — a besoin d’un fondement solide ; et il le trouve dans la volonté. Isolé, il soutiendrait malaisément les démentis de l’expérience ; ce serait l’optimisme naïf que la vie réelle surprend et décourage ; et bien vite, comme chez Rousseau, il se concentrerait en lui-même, et prendrait les apparences de l’égoïsme. Aussi croyons-nous la solidarité et le droit bien plus sûrement fondés et plus énergiquement soutenus par la volonté que par l’amour pur, trop voisin de la pure contemplation, et qui tourne si aisément avec l’esthéticisme en un raffinement suprême de l’égoïsme. C’est en rectifiant, en