Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/407

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l’on fait, soit que l’on compte numériquement, soit que l’on divise la ligne en moitiés. Mais, par cette division, la ligne cesse d’être continue, aussi bien que le mouvement ; car il n’y a de mouvement continu que pour un continu. Or, dans le continu, il y a bien des moitiés en nombre infini, si l’on veut ; mais ce n’est pas en réalité ; ce n’est qu’en puissance. Que si l’on veut les rendre réelles et les faire passer en acte, on ne produit plus un mouvement continu, on s’arrête[1]

Si nous ne nous abusons, toute la première partie de l’argumentation de M. Noël contre la dichotomie n’est qu’un ingénieux développement de cette thèse d’Aristote, dont la précision rend la discussion plus aisée. Si nous supposons qu’un point réel parcourt un segment de ligne, nous sommes en présence d’un mouvement en acte, et lorsque ce point passe au milieu de la ligne, la division de celle-ci est un fait actuel ; il en est de même pour toute autre position du point, et, par suite, si son mouvement est continu, on est obligé d’admettre un nombre infini de divisions en acte du segment considéré. Ceci suppose, bien entendu, qu’il s’agisse d’un mouvement réel, car, s’il ne s’agit que d’un mouvement donné comme représentation, tel qu’un mouvement géométrique, chaque division n’existe en acte que par le fait de sa représentation ; cette représentation exige précisément l’arrêt dont parle Aristote, et il ne peut en être réalisé qu’un nombre fini. Il faut donc ou refuser au mouvement toute réalité objective, c’est-à-dire adopter la thèse idéaliste, ou reconnaître que le mouvement est un phénomène essentiellement discontinu.

L’argument d’Achille et de la tortue nous parait dépourvu de tout intérêt réel, car il n’est, croyons-nous, qu’une répétition embrouillée de celui de la dichotomie. Assurément, si on le considère isolément, il ne sert de rien de dire que, le temps étant divisible à l’infini comme l’espace, une sommation de durées en nombre infini peut donner un temps fini et que cela arrive précisément dans notre cas puisqu’on a une série convergente ; cela, disons-nous, ne sert de rien, car la difficulté porte aussi bien sur la division réelle du temps que sur celle de l’espace à l’infini. Mais alors on retombe sur la même contradiction que dans l’exemple simple de la dichotomie, et alors à quoi sert le nouvel argument ? et, si le premier n’est pas reconnu convaincaint, il faut bien avouer que Leibniz, Stuart Mill... et M. Mouret ont raison de trouver l’Achille frivole, puisqu’il ne vaut qu’en proportion de la valeur du premier[2]. M. Noël prétend bien établir une distinction entre les deux, la dichotomie prouvant seulement que le mouvement ne peut commencer ; mais c’est, à nos yeux, une erreur d’en restreindre ainsi la portée, car, s’il prouve que le mouvement ne peut commencer, c’est en montrant que tout élément d’un mouvement est impossible, et non pas du tout que le premier seul le serait.

  1. Liv. VIII, chap. XII. Traduction Barthélémy-Saint Hilaire.
  2. La réfutation de M. Frontera, fondée sur ce que temps et espace forment deux séries divergentes et non convergentes vaut évidemment beaucoup moins, puisqu’elle consiste à passer à côté de la question qu’on a le droit de poser, les deux séries convergentes étant parfaitement légitimes (voir Revue philosophique de mars 1892).