Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/420

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un cas particulier de la perception), mais qui est analogue à l’espace. La concience connaît sans doute la production intellectuelle, mais non pas immédiatement en tant que production (car alors elle se confondrait avec cette production même et cesserait d’être conscience), mais par ses produits : elle ne fait que les constater, et elle doit les interpréter. L’erreur n’est même possible que par là ; nous commettons un sophisme, non pas en raisonnant mal, mais en ne raisonnant pas du tout, et en confondant avec l’œuvre logique de la pensée une simple association qui se produit en nous ; c’est une illusion de la conscience qui s’explique précisément parce que la conscience n’assiste pas au travail vivant qui identifie les concepts, et fait la réalité du syllogisme, mais qu’elle en saisit seulement la conclusion inerte et morte, séparée de son contenu interne, qui la légitime. La conscience est donc une abstraction. Toutes les idées qu’elle distingue successivement, existent en moi simultanément, et en moi simultanément elles agissent et elles créent. Toutes mes idées me sont éternellement présentes, la pensée en acte que le regard de ma conscience éclaire, et semble isoler par là même, en réalité les contient toutes également en acte, et entretient avec elles mille rapports que seule discerne une analyse attentive. Dans la moindre ligne que j’écris, dans la plus insignifiante des phrases que je prononce, se retrouve l’influence de tous les livres que j’ai lus, et dont je ne pourrais dire même le titre, de toutes les paroles que j’ai entendues, de toutes les pages que j’ai moi-même écrites : tous ces éléments, demeurés en moi inséparables les uns des autres, constituent par leur pénétration mutuelle et leur continuité ce fonds permanent de l’intelligence qui s’appelle le tour d’esprit.

Nous ne pousserons pas plus loin une analyse qui devrait être superflue deux siècles après Leibniz ; nous ajouterons seulement que cette conception de l’inconscient ne diminue en rien le rôle et l’importance de la conscience. La connaissance de nous-même n’est un problème et un devoir qu’en raison des imperfections mêmes de notre conscience, parce que notre humeur et notre caractère, tout comme notre forme d’esprit, nous sont naturellement inconscients. Or il nous appartient d’étendre le domaine de la vie inconsciente, de l’étendre non pas tant en largeur qu’en profondeur, c’est-à-dire non pas précisément en éclairant tour à tour et en étalant devant nous tous les faits psychiques, il y aurait un infini à parcourir, mais en remontant à la raison de ces faits qui réside dans les lois de l’âme, de manière à nous faire connaître notre être propre dans ce qu’il a de plus intimement réel, et à nous rendre capable de le diriger conformément au principe de sa nature vraie. Pour une telle œuvre, à vrai dire, la simple observation empirique ne suffit pas, il y faut la réflexion de conscience, qui est la raison elle-même. Et c’est pourquoi il importe de dépasser à la fois les négations obstinées de la philosophie de la conscience, et les affirmations téméraires de la philosophie de la nature, pour s’adresser à la philosophie de la raison, qui seule peut justifier cette proposition de M. Desdouits : « Penser, c’est tendre à la conscience complète » (p. 145).

Léon Brunschvicg.